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Heathen and Hell (Mysticisme et nazisme)

Par Melmothia

La première chose que j’ai constatée lorsqu’il y a quelques mois, j’ai décidé de m’intéresser à la divination par les runes, c’est que je venais de mettre les pieds dans le paradis du grand n’importe quoi péremptoire. Malgré les avancées des archéologues, notre connaissance du monde qui a vu naître cette écriture reste pour le moins approximative et parcellaire. Ce déficit a pour conséquence qu’il est très facile de remplir les trous avec ce qu’on désire. Rien de tel qu’un signe abstrait griffonné dans un coin de caverne pour donner lieu aux inférences les plus folles, surtout si elles servent la dernière doctrine à la mode. Autrement dit, moins on en sait et plus on brode, avec un aplomb proportionnel.

Pour ajouter au malheur des runes, elles ont le mauvais goût de recéler dans leur éventail sémantique, une déclinaison en « secret » (sens du mot ru-n en gotique), dont tous les auteurs se font écho à la queue leu leu pour en conclure qu’elles sont forcément divines et mystiques. Ben oui, puisque c’est marqué sur la boîte : « Avec des vrais morceaux de mystère à l’intérieur » !

Voilà qui porterait déjà à réfléchir, tant au niveau de l’inconséquence des écrivains que du mépris généralisé pour l’ésotérisme qui la permet, mais la deuxième couche est encore plus croustillante que la première. Car voilà la suite de mes aventures : Lasse de lire que les runes étaient égyptiennes ou atlantes, je me suis résolue à plonger dans l’histoire nordique, les ouvrages signés Boyer et les sites archéologiques, jusqu’à atterrir chez Guido List et les mystiques nazis, passage obligé pour l’étude de la discipline. Je pensais n’en retirer qu’une vague nausée mais le sujet est en réalité captivant, notamment parce qu’il dessine en creux un certain type de rapport au savoir, celui que j’évoquais plus haut, mais un degré au-dessus pour ainsi dire. Car cette dynamique de la rustine mystique (on bouche les trous avec ce qu’on a sous la main, de préférence de l’idéologie) n’inaugure pas seulement des carnages intellectuels, l’histoire nous montre qu’elle est également tout à fait capable d’initier des carnages tout court.

Et c’est de ça dont je veux vous parler. Non pas de runes, elles ne me servent que de prétexte ici, mais d’un rapport particulier à la connaissance. Ceux qui n’ont pas compris le jeu de mot du titre sont donc dès maintenant invités à fouiller leur dico d’anglais –et puis profitez en pour faire pipi parce que ça va durer.

1. La rune dans le caniveau

En fouillant l’histoire, on apprend que le premier auteur moderne à avoir accommodé les runes à la sauce ésotérique est le peu fréquentable Guido Von List dont la doctrine constituera l’un des socles du mysticisme nazi. En 1875, c’est-à-dire l’année où Blavatsky fonde avec le Colonel Olcott sa Société Théosophique et adopte la swastika comme armoiries, le jeune Guido List, parti camper avec des amis dans les ruines de Carnuntum, se prend à verser une larme sur le sort des germains massacrés par là 1500 ans plus tôt. Dans les pierres de moins en moins dressées du site, il reconnaît l’ombre d’Odin et les vestiges d’un paganisme qu’il lui plait de croire décapité par le christianisme. Guido List, qui plus tard ajoutera un « Von » à son nom pour marquer son appartenance à la « classe dominante aryenne », vient de se trouver un idéal et son corollaire indispensable, des ennemis.

Imbibé à ce point de romantisme, il aurait pu nous écrire Les rêveries d’un promeneur solitaire, mais ça avait déjà été fait. Au lieu de cela, son premier livre Carnuntum racontera cette bataille où une poignée de germains réduit en poussière une légion romaine. Il se met ensuite à relire les Eddas au filtre des thèses racistes et très en vogues de Blavatsky et nous pond une doctrine : Bien que piétinée par le christianisme et le passage du temps, la Tradition Primordiale a trouvé une voie de survivance dans les symboles, nous dit-il. Les prêtres-Rois de l’époque, adorateurs du dieu-soleil, les Armanens se sont arrangés pour la faire perdurer. D’ailleurs, la restauration du glorieux passé ne saurait tarder. Et tandis que Blavatsky attend le retour du seigneur Maitraya, List guette le jour où l’Empire germanique se déploiera sur la Terre.

En 1908, List fonde la Société List puis, deux ans plus tard, l’Ordre supérieur des Armanens censé abriter l’élite de l’élite. On y rêve d’un retour à l’âge d’or, autrement dit du retour à un empire germanique racialement « pur » et, bien entendu, de religion armaniste (1).

A sa suite, toute une cargaison d’auteurs persuadée de la supériorité de la race aryenne va s’appliquer à édifier le socle occulte de l’idéologie nazie à grand renfort de spéculations fumeuses sur le passé : Wiligut, Von Sebottendorff, ou encore les pieds nickelés de la magie nordique : Bernhard Marby & Siegfried Adolf Kummer. Tout aussi racistes que List et au moins aussi allumés, au point que même Himmler finira par les s’en débarrasser par crainte du ridicule, ces deux-là sont les inventeurs respectifs de la gymnastique runique et de la chorégraphie accompagnée de mantras destinés à capter les rayons cosmiques.

De toute façon, comme on ne sait pas grand-chose sur le glorieux passé dont il est question, eh bien on va y aller franchement dans le n’importe quoi, personne ne viendra contredire personne.

Quelle bande de tarés, n’est-ce pas ? Ah ça oui ! Il faut l’être pour mélanger joyeusement mythologie et histoire, inverser les chronologies & invoquer le primordial à tout bout de champ.

Zut. Formulé comme ça, on dirait que je parle des auteurs modernes…

Sauf que ceux-là n’ont tué personne hein.

Certes, mais Guido Von List non plus n’a tué personne. La seule chose qu’il voulait, ce que tout le monde voulait à l’époque, c’était juste un peu plus de lumière.

2. Mehr Licht

Sur le tard, pour cause de cataracte, List fait l’expérience temporaire de la cécité et le voilà désormais visionnaire (!). C’est durant cette période sans soleil, qu’il écrira Le secret des runes recyclant la vieille écriture norroise en outil magico-initiatique.

Une étonnante dialectique à la Tirésias où l’aveuglement physique, si l’on en croit List, conduit à l’illumination. Or cette confusion entre symbole et réalité va traverser toute la mystique nazie : Dans les illustrations qui font rêver les armanistes et consorts, l’aryen resplendit d’une auréole dorée, le rêve de « pureté » se cristallise sur la blancheur de la peau, on en veut tellement de la lumière, qu’on fout le feu à la baraque pour que ça brille… A trop croire à ses mythes, ceux-là finissent par venir s’écraser sur un monde qui n’en demandait pas tant. Car dès lors que les métaphores ne restent pas à leur place, la chair humaine est passée au hachoir de l’abstraction. On appelle ça une utopie.

Qu’un peuple sur lequel est passé le rouleau compresseur de l’histoire arrête de réfléchir, voilà qui est à la rigueur compréhensible. On a suffisamment glosé sur la détresse de l’Allemagne qui a permis l’accession au pouvoir du nazisme pour qu’il ne soit pas nécessaire d’en rajouter. On veut du lisse, du sans accroc. On en veut une réalité rêvée et on la veut tellement fort qu’on est prêt à l’halluciner.

Mais en réalité, les vendeurs de sagesse n’ont guère changé. Voilà ce que j’ai appris chez les mystiques fous du Reich. Non seulement les thématiques sont les mêmes, ce qu’on savait déjà, Atlantide, Age d’or, pérennité des doctrines, Tradition primordiale, mais les mécanismes qui ont présidé à cette folie sont toujours présents, à commencer par cette manie de caser des certitudes béates dans les carences du savoir.

Heureux les esprits simples, disait récemment un quidam sur un forum. Etre savant est une tare, penser sûrement un obstacle vers l’illumination (et nous ne parlons même pas du « pouvoir » qui donne la nausée aux bien-pensants). Mieux vaut se laisser dériver dans le doux vertige de l’idéalisme, là où le sol se dérobe délicieusement. Plus de sens critique, plus de recul. Un doux bain d’ignorance dont on se félicite puisque le désert mental permet d’avoir les idées tellement hautes. Grâce aux mystiques préfabriquées, à la pensée unique et reposante, on a désormais un oreiller doré où poser la joue. Et en prime, la faveur d’avoir entrevu le secret derrière le rideau. Du moins on a vu un rideau… Alors c’est bien qu’il y a un secret n’est-ce pas ?

Et puis l’appel d’air de l’ignorance n’est pas mesquin –surtout pas mesquin. Eternité, absolu, savoir ancestral, grands mystères… Ça emphase à tour de bras pour vanter la carotte promise aux initiés, le retour à l’Eden, les bras de maman, la tétine. D’ailleurs quel dommage d’avoir ainsi égaré sa tétine en route, parce qu’on l’avait dans le temps. Mais si, rappelez-vous !… Alors c’est sans doute que quelqu’un nous l’a prise. Parce que si Eden il y avait et qu’Eden il y a plus, c’est bien pour une raison quand même ? La javélisation se généralise alors, sur un mode paranoïaque.

Et voilà comment les choses se passent. On attend le Père Noël et c’est Hitler qui vous tombe par la cheminée. Quel dommage que les esprits simples aient oublié de faire ramoner le conduit. Ils auraient sans doute compris que c’est par là qu’on attrape les bœufs pour les mener à l’abattoir, les yeux dans les étoiles. Mais pour avoir la carotte, il est requis avant tout d’arrêter de réfléchir.

Tout ça pour dire que, si ce n’était pas déjà le cas, la fréquentation des doux rêveurs du pangermanisme m’aurait sûrement conduite à formuler mon credo – ma prière personnelle au Père Noël si vous préférez – : Messieurs les Sages, les Maîtres et les Grands Initiés, si vous voulez mon bien autant que vous le dites, votre carotte, faites-moi plaisir, enfilez-vous la dans le c.

Heathen and Hell. Melmothia 2007

(1) Concernant le système armaniste, je conseille la lecture de l’article d’Yves Kodratoff : « Les runes armanes de Guido ’von’ List » sur le site Nordic Magic Healing.

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