Art, Poésie et divers

Cocaïne par Aleister Crowley

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Par Aleister Crowley

AVERTISSEMENT

Ce texte est diffusé à titre purement informatif et documentaire. On ne saurait donc y trouver aucune forme d’incitation à la consommation de cocaïne ni de propagande favorable à la cocaïne.

« Il existe une contrée heureuse, loin, loin d’ici. » – Hymne

I

NEW YORK CITY, AMÉRIQUE

 De toutes les grâces qui se regroupent autour du trône de Vénus, la plus timide et la plus insaisissable est cette vierge que les mortels nomment Béatitude. Rien n’est plus ardemment poursuivi, rien n’est plus dur à acquérir. En effet, seuls les saints et les martyres, généralement inconnus de leurs semblables, l’on obtenu ; et ils l’on atteinte en détruisant leur propre sens de l’Ego par l’acier chauffé à blanc de la méditation, en se dissolvant dans ce divin océan de Conscience dont l’écume est une félicité parfaite et sans passion.

Pour d’autres, la Béatitude arrive seulement par chance ; lorsqu’elle est au moins recherchée, elle est peut-être déjà là. Cherchez, et vous ne trouverez rien ; demandez, et vous ne recevrez rien ; frappez et on ne vous ouvrira pas. La Béatitude est toujours un accident divin. Elle n’est pas une qualité définie ; elle est une floraison des circonstances. Il est inutile de mélanger ces ingrédients ; les expériences de la vie qui l’on produite de par le passé peuvent se répéter inlassablement, et avec une habilité et une diversité infinie — en vain.

Cela semble plus que féerique qu’une entité aussi métaphysique puisse être productible en un instant sans sagesse, ni formules magiques, mais par une simple herbe. L’homme le plus sage ne peut ajouter la béatitude à d’autres choses, bien qu’elles soient léguées par la jeunesse, la beauté, la richesse, la santé, l’esprit et l’amour : la pire fripouille grelottant dans des guenilles, le dénuement, la maladie, la vieillesse, la lâcheté, la stupidité, un pur marais d’envie, peut l’obtenir par une brève bouffée. La chose est aussi paradoxale que la vie, aussi mystérieuse que la mort.

Regardez cet éclatant morceau de cristaux ! C’est de l’Hydrochlroride de Cocaïne. Le géologue pensera au mica ; pour moi, l’alpiniste, ils sont comme ces rayonnants flocons de neige duveteux, fleurissant principalement là où les roches font saillie dans les glaciers crevassés, que le vent et le soleil ont embrassés jusqu’aux tréfonds. Pour ceux qui ne connaissent pas les vertes collines, ils pourraient suggérer la neige qui paillette les arbres avec des fleurs scintillantes et limpides. Le royaume des fées recèle de tels joyaux. Pour celui qui les sent dans ses narines — à son acolyte et esclave —, ils doivent ressembler à la rosée du souffle de quelque grand démon de l’Immensité gelée par le froid de l’espace sur sa barbe.

Car il n’y a jamais eu aucun élixir aussi instantanément magique que la cocaïne. N’en donnez à personne. Choisissez-moi le dernier égaré de la terre ; qu’il endure tous les tourments de la maladie ; retirez-lui tout espoir, toute foi, tout amour. Puis regardez, voyez le dos de cette main usée, sa peau décolorée et ridée, peut-être enflammé par un énorme eczéma, peut-être putride à cause de quelques plaies malignes. Il place sur elle cette neige chatoyante, quelques grains seulement, un petit tas de poussière étoilée. Le bras dévasté s’élève lentement vers la tête qui est juste un peu plus qu’un crâne ; le faible souffle puise dans cette poudre radieuse. Maintenant, attendons. Une minute — peut-être cinq.

Alors survient le miracle des miracles, aussi sûr que la mort, et pourtant aussi puissant que la vie ; une chose plus miraculeuse, car si soudaine, si à part du cours habituel de l’évolution. Natura non facit saltum — la nature ne fait jamais de bond. En vérité — donc, ce miracle est une chose, pour ainsi dire, contre nature.

La mélancolie s’évanouit ; les yeux brillent ; la bouche livide sourit. Presque toute la vigueur virile revient, ou semble revenir. Du moins la foi, l’espoir et l’amour affluent-ils avec ardeur dans la danse ; tout ce qui était perdu est retrouvé.

L’homme est heureux.

À certains la drogue apportera la vitalité, à d’autres la langueur, ou une énergie infatigable, ou le charme, ou bien encore le désir. Mais chacun est heureux à sa façon. Pensez-y ! — si simple est si transcendant ! L’homme est heureux !

J’ai voyagé dans toutes les régions du globe ; j’y ai contemplé de telles merveilles de la Nature que ma plume hésite encore lorsque j’essaye de les décrire ; j’ai contemplé de nombreux miracles dus au génie de l’homme ; mais je n’ai jamais contemplé une merveille telle que celle-ci.

II

N’y a-t-il pas une école de philosophes, froids et cyniques, qui considèrent Dieu comme un farceur ? Qui pensent qu’Il prend Son plaisir dans le dédain de la petitesse de Ses créatures ? Ils devraient baser leurs thèses sur la cocaïne ! Car ici est amertume, ironie, cruauté ineffable. Le don d’une soudaine et sûre Béatitude est seulement fait pour torturer. L’histoire de Job ne contient pas un aussi âcre courant. Que serait une haine plus glaciale, une comédie plus diabolique que celle d’offrir un tel bienfait, puis d’ajouter « De ceci vous ne devez prendre » ? Ne pouvions-nous pas être abandonnés à braver les misères de la vie, aussi méchantes soient-elles, sans cette douleur suprême, de connaître la perfection de toute joie à notre portée, et le prix de cette joie une accélération dix fois plus rapide de notre angoisse ?

La béatitude de la cocaïne n’est pas passive ou placide comme celle des animaux ; elle est consciente. Elle dit à l’homme ce qu’il est et ce qu’il devrait être, elle lui offre l’apparence de la divinité, seulement pour qu’il sache qu’il est un vers. Elle réveille un mécontentement si aigu que jamais il ne se rendormira. Elle provoque la faim. Donnez de la cocaïne à un homme déjà sage, initié au monde, moralement fort, un homme d’esprit et de self-control. S’il est réellement maître de lui-même, elle ne lui fera aucun mal. Il la reconnaîtra comme piège ; il prendra garde en répétant ces expériences qu’il pourra entreprendre ; et l’aperçu de son but pourra même le stimuler pour sa réalisation par ces moyens que Dieu mit à la disposition de Ses saints.

Mais donnez-la à un imbécile, à un auto-indulgent, à un blasé — en un mot, à l’homme moyen – et il est perdu. Il dit, et sa logique est parfaite : C’est ce que je veux. Il ne connaît pas, ni ne peut connaître, la véritable voie ; et la fausse voie est la seule pour lui. Il y a la cocaïne pour le satisfaire, et il en prend, encore et encore. Le contraste entre sa vie larvaire et sa vie de papillon est trop dure à supporter pour son esprit sans philosophie ; il refuse de prendre le soufre avec la mélasse.

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Et ainsi, il ne peut plus tolérer les moments de malheur ; c’est-à-dire, de la vie normale ; car il la nomme ainsi désormais. Les intervalles entre ses indulgences diminuent.

Et hélas ! Le pouvoir de la drogue diminue à une allure terrible. Les doses augmentent ; le plaisir décline. Les futilités, invisibles au début, surgissent ; elles sont comme des diables avec des fourches enflammées dans leurs mains.

Un seul essai de la drogue ne provoque aucune réaction remarquable chez un homme en bonne santé. Il va au lit au bon moment, il dort bien, et se réveille en forme. Les Indiens d’Amérique du Sud mâchent habituellement cette drogue sous sa forme naturelle, lorsqu’ils sont en marche, et accomplissent des prodiges, défiant la faim, la soif et la fatigue. Mais ils l’utilisent seulement dans des cas extrêmes ; et ils se reposent longuement avec suffisamment de nourriture pour reconstruire le capital du corps. Ainsi, les sauvages, à la différence de la plupart des citadins, ont une force et un sens moral.

Il en va de même pour les Chinois et les Indiens dans leur utilisation de l’opium. Chacun l’utilise, et cela ne devient un vice qu’en de rares occasions. Il est presque pour eux ce que le tabac est pour nous.

Mais à celui qui abuse de la cocaïne pour son plaisir, la nature parle bientôt ; et elle n’est pas entendue. Les nerfs sont épuisés par une stimulation constante ; ils réclament du repos et de la nourriture. Il y a un moment où le cheval éreinté ne répond plus au fouet et à l’éperon. Il trébuche, s’écroule en un tas tremblant, et suffoque.

Ainsi périt l’esclave de la cocaïne. Avec chacun de ses nerfs vociférant, tout ce qu’il peut faire c’est renouer le lien avec le poison. L’effet pharmaceutique s’estompe ; l’effet toxique s’accroît. Les nerfs deviennent fous. La victime commence à avoir des hallucinations. « Regardez ! Il y a un chat gris sur cette chaise. Je n’ai rien dit, mais il était là depuis longtemps. »

Ou bien il y a des rats. « J’aime les regarder courir sur les rideaux. Oh oui ! Je sais qu’il n’y a pas de vrais rats. C’est tout de même un vrai rat sur le sol. Je l’ai tué presque à temps. C’est le vrai rat que j’ai vu ; c’est un vrai rat. Je l’ai d’abord vu sur le rebord de ma fenêtre une nuit. »

Ceci, traité calmement et suffisamment, est la manie. Et bientôt le plaisir passe ; il est suivi par son opposé, comme Éros par Anteros.

« Oh non ! Ils ne s’approchent jamais de moi. » Quelques jours passent, puis ils rampent sur la peau, la rongeant interminablement et intolérablement, répugnants et impitoyables.

Il est inutile de décrire la fin, prolongée comme il se doit, car en dépit de la déconcertante habileté développée par l’envie de drogue, les folles conditions gênent le patient, et souvent l’abstinence forcée pour un moment va loin pour apaiser les symptômes physiques et mentaux. Alors, on se procure un nouvel approvisionnement, et avec une ardeur dix fois amplifiée, le fou furieux, prenant le mors entre ses dents, galope vers la lisière sombre de la mort.

Et avant cette mort viennent tous les tourments de la damnation. Le sens temporel est détruit, de sorte qu’une heure d’abstinence peut engendrer plus d’horreurs qu’un siècle d’espace-temps de douleur normale.

Les psychologues ne comprennent que très peu la manière dont le cycle psychologique de la vie, et la normalité du cerveau, rendent l’existence insignifiante à la fois pour le meilleur et pour le pire. Pour comprendre cela, jeûnez pendant un jour ou deux ; voyez comment la vie s’éternise avec un mal subconscient constant. Avec la faim de drogue, cet effet est multiplié un millier de fois. Le temps aussi est aboli ; le véritable enfer métaphysique éternel est en fait présent dans la conscience qui a perdu ses limites sans trouver Celui qui est sans limites.

III

Une grande partie de ceci est connue ; le sens dramatique m’a forcé à insister sur ce qui est communément compris, à cause de l’étendue de la tragédie — ou de la comédie, si l’on a ce pouvoir de détachement de l’humanité que nous attribuons seulement aux plus grands des hommes, aux Aristophane, aux Shakespeare, aux Balzac, aux Rabelais, aux Voltaire, aux Byron, ce pouvoir qui rend les poètes à la fois compatissants aux malheurs des hommes, et allègrement dédaigneux envers leurs afflictions.

Mais j’aurais dû insister avec sagesse sur le fait que les meilleurs hommes peuvent utiliser cette drogue, ainsi que beaucoup d’autres, avec un avantage pour eux-mêmes et pour l’humanité. Tout comme les Indiens dont je parlais plus tôt, ils l’utiliseront seulement pour accomplir certains travaux qu’ils ne peuvent réaliser sans elle. Je citerai le cas de Herbert Spencer, qui prenait de la morphine quotidiennement, ne dépassant jamais la dose prescrite. Wilkie Collins, également, surmonta la douleur de la goutte avec le laudanum, et nous transmit des chefs-d’oeuvre jamais égalés.

Certains allèrent trop loin. Baudelaire se crucifia corps et âme pour son amour de l’humanité ; Verlaine devint enfin l’esclave de ce qu’il avait si longtemps maîtrisé. Francis Thompson se tua avec l’opium ; ainsi qu’Edgar Allan Poe. James Thomson fit de même avec l’alcool. Les cas de De Quincey et de H. G. Ludlow sont moindres, mais similaires avec, respectivement, le laudanum et le haschisch. Le grand Paracelse, qui découvrit l’hydrogène, le zinc et l’opium, employa délibérément l’excitation de l’alcool, contrebalancée par de violents exercices physiques, afin de faire ressortir les pouvoirs de son esprit.

Coleridge réalisa le meilleur de son oeuvre sous opium, et nous devons la perte de la fin de « Kubla Khan » à l’interruption d’un importun « homme de Porlock, » à jamais maudit dans l’histoire de la race humaine !

IV

Considérons la dette de l’humanité envers l’opium. Elle est acquittée par le décès des quelques inconscients qui en abusent ?

Car l’importance de cet article est le débat de la question pratique : les drogues doivent-elles être accessibles au public ?

Je la pose ici afin de bénéficier de l’indulgence du peuple américain. Je suis obligé de prendre un point de vue à la fois sensationnel et impopulaire. Je suis dans la position peu enviable de celui qui demande aux autres de fermer leurs yeux au particulier pour qu’ils puissent de cette manière visualiser le général.

Mais je crois qu’en matière de législation, l’Amérique avance dans l’essentiel vers une théorie totalement erronée. Je pense que la moralité constructive vaut mieux que la répression. Je pense que la démocratie, plus que n’importe quelle autre forme de gouvernement, devrait faire confiance au peuple, comme elle prétend d’ailleurs le faire.

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Il me semble désormais qu’il est bien mieux et bien plus audacieux d’attaquer la théorie opposée à son point fort.

On devra démontrer que même dans le plus convaincant des cas, un gouvernement n’a aucune justification pour restreindre l’utilisation à cause des abus ; ou pour permettre une justification, discutons de la convenance.

Ainsi, vers le refuge — les drogues « développant une accoutumance » devraient-elles être accessibles au public ?

Le problème est d’intérêt immédiat : car la faille certaine de la Loi Harrison ramena une nouvelle proposition — une loi qui rend la mauvaise encore pire.

Je ne vais pas développer ici la grande thèse de la liberté. Les hommes libres l’ont depuis longtemps décidé. Qui affirmera que la volonté du Christ à sacrifier sa vie fut immorale, parce qu’elle déroba un contribuable à l’État ?

Non ; la vie d’un homme lui appartient, et il a le droit de la détruire comme il l’entend, à moins qu’il n’empiète beaucoup trop sur les privilèges de ses voisins.

Mais cela n’est qu’un détail. Dans les temps modernes, la communauté entière est notre voisin, et l’on ne doit pas détruire cela. Très bien ; il y a alors le pour et le contre, et un équilibre à frapper.

En Amérique l’idée de la prohibition en toutes choses est portée, principalement par des journaux hystériques, à une fanatique extrême. « La sensation à n’importe quel prix dimanche prochain » est l’équivalent dans la plupart des bureaux éditorialistes de l’ordre allégué Allemand pour capturer Calais. Là, les dangers de tout et de n’importe quoi sont célébrés avec dithyrambisme par les Corybantes de la presse et le seul remède devient la prohibition. A tire sur B avec un revolver ; remède, la Loi Sullivan. En pratique cela fonctionne très bien ; car la loi n’est pas appliquée contre le chef de famille qui possède un revolver pour sa protection, mais contre une arme commode contre un gangster, et qui évite à la police le tracas d’avoir à prouver une intention criminelle.

Mais c’est l’idée qui était mauvaise. Récemment, un homme tua sa famille et se donna ensuite la mort avec un fusil muni d’un silencieux Maxim. Remède, un projet de loi pour prohiber les silencieux Maxim ! Il ne fait aucun doute que si l’homme n’avait pas eu d’armes du tout, il aurait étranglé sa famille de ses propres mains.

Les réformateurs américains ne semblent pas avoir idée, à aucun moment et sans aucun rapport, que le seul remède au mal est le bien ; que l’éducation morale, le self-control, les bonnes manières sauveront le monde ; et que la législation n’est pas simplement un roseau brisé, mais aussi une vapeur suffocante. De plus, un excès de législation déjoue ses propres fins. Il rend criminelle la population entière, et fait des gens des policiers ou des indicateurs. La santé morale d’un tel peuple est ruinée à jamais ; seule la révolution peut le sauver.

En Amérique désormais, la Loi Harrison rend théoriquement impossible pour le profane, difficile même pour le physicien l’obtention de « drogues narcotiques. » Mais chaque blanchisserie Chinoise est un centre distributeur de la cocaïne, de la morphine et de l’héroïne. Les Noirs et les revendeurs de rue font un éclatant commerce. Certaines personnes se figurent qu’une personne sur cinq à Mannathan est dépendante de l’une ou l’autre de ces drogues. Je ne crois guère à ces estimations qui se soucient si peu de l’art, de la littérature, ou de la musique, qui n’ont, en bref, aucune des ressources que les peuples des autres nations possèdent grâce à leurs esprits cultivés.

V

C’était une personne fatiguée, en ce torride après-midi d’Eté 1909, qui cheminait dans Logrono. Même la rivière semblait être devenue trop paresseuse pour couler, et elle se reposait dans des flaques, étendant sa langue, comme pour parler. L’air miroitait doucement ; en ville, les terrasses des cafés étaient remplies de gens. Ils n’avaient rien à faire, mais ils avaient une farouche détermination à le faire. Ils sirotaient le vin rude des Pyrénées, ou le Riojo bien coupé du Sud, ou ils s’amusaient avec des bocks de bière pâle. Si l’un d’entre eux avait pu lire le discours du Général de Brigades O’Ryan au soldat américain, il aurait supposé que son esprit était affecté.

L’alcool, que vous l’appeliez bière, vin, whisky, ou par n’importe quel autre nom, est un générateur d’inefficacité. Et bien qu’il affecte les hommes différemment, le résultat demeure toujours le même, c’est-à-dire que quiconque en est affecté cesse d’être normal pour un bon moment. Certains deviennent alors oublieux, et d’autres, querelleurs. Certains deviennent bruyants, d’autres sont malades, certains s’endorment, et d’autres voient leurs passions grandement stimulées.

En ce qui nous concernait, nous étions en route pour Madrid. Nous étions obligés de nous dépêcher. Une semaine, ou un mois, ou au plus une année, et nous devions quitter Logrono en réponse à l’appel de la trompette du devoir.

Cependant, nous étions déterminés à l’oublier, pour le moment. Nous nous assîmes, et échangeâmes des opinions et des expériences avec les habitants. Du fait que nous nous dépêchions, ils jugèrent que nous étions des anarchistes, et furent plutôt soulagés par notre explication disant que nous étions des « Anglais fous. » Et nous fûmes tous heureux ensemble ; et je m’en veux toujours d’avoir été assez stupide pour continuer vers Madrid.

Si l’on est à une réception à Londres ou à New York, on se trouve plongé dans un abîme de monotonie. Il n’y aucun sujet d’intérêt général ; il n’y a aucun esprit ; c’est comme attendre le train. À Londres on surmonte son environnement en buvant une bouteille de champagne aussi vite que possible ; à New York on s’entasse dans les cocktails. Les bières et les vins doux d’Europe, consommés avec modération, ne sont pas bons ; il n’y a aucun moment pour être heureux, alors on doit être excité à la place. En dînant seul, ou avec des amis, à l’inverse d’une réception, on peut être tout à fait à l’aise avec du Bourgogne ou du Bordeaux. On a toute la nuit pour être heureux, et l’on n’a pas à se presser. Mais le New-Yorkais ordinaire n’a même pas le temps pour une réception ! Il regrette presque le moment où son bureau ferme. Son cerveau est encore affairé à ses travaux. Lorsqu’il veut du « plaisir, » il calcule qu’il ne peut lui consacrer qu’une demi-heure. Il doit faire couler dans sa gorge la plus forte liqueur à la plus grande vitesse possible.

Imaginez maintenant cet homme — ou cette femme — légèrement gêné ; le temps disponible légèrement écourté. Il ne peut plus gaspiller dix minutes pour obtenir du « plaisir » ; ou il n’ose pas boire ouvertement à cause d’autres personnes. Et bien, son remède est simple ; il peut avoir une action immédiate par la cocaïne. Il n’y a pas d’odeur ; il peut être aussi discret que n’importe quel doyen de l’église peut le souhaiter.

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Le mal de la civilisation est la vie intensive qui demande une stimulation intensive. La nature humaine nécessite du plaisir ; les plaisirs salutaires nécessitent des loisirs ; nous devons choisir entre l’intoxication et la sieste. Il n’y a aucun accoutumé à la cocaïne à Logrono.

De plus, en l’absence d’une Opinion, la vie demande une Conversation ; nous devons choisir entre l’intoxication et la culture de l’esprit. Il n’y a pas de toxicomanes préoccupés par la science et la philosophie, l’art et la littérature.

VI

Néanmoins, admettons les revendications des prohibitionnistes. Admettons l’assertion de la police que la cocaïne et le reste sont utilisés par des criminels qui n’auraient pas autrement la force d’opérer ; ils soutiennent également que les effets de la drogue sont si meurtriers que les plus habiles voleurs deviennent rapidement inefficaces. Alors, au nom du Ciel, établissez des dépôts où ils pourront obtenir librement de la cocaïne !

Vous ne pouvez guérir un toxicomane ; vous ne pouvez en faire un citoyen utile. Il n’a jamais été un bon citoyen, ou bien il n’aurait jamais sombré dans l’esclavage. Si vous le réformez temporairement, à grands frais, risques et troubles, tout votre travail s’évanouira comme le brouillard matinal, dès qu’il rencontrera sa prochaine tentation. Le remède adéquat est de le laisser aller au diable. Au lieu de lui donner moins de drogue, donnez-lui en plus, et qu’il en soit ainsi fait de lui. Son sort sera un avertissement pour ses voisins, et dans un an ou deux, les gens auront la possibilité d’éviter le danger. Qu’on laisse également périr ceux qui ne l’auront pas, et sauvons l’état. Les personnes faibles moralement représentent un danger pour la société, quelles que soient leurs faiblesses. S’ils sont si aimables pour se tuer, c’est un crime à contrecarrer.

Vous objecterez qu’en se détruisant, ces personnes vont causer du tort. Peut-être ; mais elles le font maintenant.

La prohibition a créé un trafic parallèle, comme elle le fait toujours ; et les maux en sont incommensurables. Des milliers de citoyens sont ligués pour vaincre la loi ; ils sont en fait corrompus par la loi pour agir de la sorte, puisque les profits de la contrebande deviennent énormes, et plus la prohibition est ferme, plus ils deviennent déraisonnablement gros. Vous pouvez écraser l’utilisation des foulards de soie de cette manière : les gens diront, « Très bien : nous utiliserons de la toile de lin. » Mais le « démon de la cocaïne » veut de la cocaïne ; et vous ne pouvez l’en détourner avec des sels d’Epsom. En outre, son esprit a perdu toute proportion ; il donnera n’importe quoi pour sa drogue ; il ne dira jamais, « je n’en ai pas les moyens » ; et si le prix est élevé, il dérobera, volera, assassinera pour l’avoir. Je répète : vous ne pouvez pas réformer un toxicomane ; tout ce que vous faites en le prévenant de l’obtenir, c’est créer une classe de subtils et dangereux criminels ; et même lorsque vous les aurez tous emprisonnés, lequel vaudra le mieux ?

Alors que des profits aussi importants (de mille à deux mille pour cent) seront faits par des revendeurs secrets, il est de l’intérêt de ces revendeurs de faire de nouvelles victimes. Et les profits présents sont tels qu’il sera valable pour moi de faire un aller et retour à Londres en première classe pour passer en fraude avec suffisamment de cocaïne que la doublure de mon pardessus pourrait en contenir. Tous frais payés, et une belle somme à la banque à la fin du voyage ! Et pour la loi, et les indicateurs, et le reste, je pourrais vendre mon matériel avec peu de risque en une nuit dans le Filet.

Il y a un autre point à souligner. La prohibition ne peut être poussée à son extrême. Il est impossible, finalement, de refuser les drogues des médecins. Alors, les médecins, plus que n’importe quelle autre classe simple, sont des toxicomanes et il y en a également beaucoup qui feront des trafics de drogues pour l’amour de l’argent et du pouvoir. Si vous possédez un stock de drogue, vous êtes le maître, corps et âme, de toute personne qui en a besoin.

Les gens ne comprennent pas qu’une drogue, pour son esclave, a plus de valeur que l’or ou les diamants ; une femme vertueuse peut se passer de rubis, mais les expériences médicales nous disent qu’il n’y aucune femme vertueuse en manque de drogue, qui ne se prostituerait pas à un chiffonnier pour un seul sniff.

Et s’il est vrai qu’un cinquième de la population prend des drogues, alors cette petite île longue et fausse en sera animée pour quelque temps.

La bêtise de la revendication prohibitionniste est prouvée par l’expérience de Londres et d’autres villes européennes. À Londres, n’importe quel chef de famille ou n’importe quelle personne apparemment responsable peut acheter n’importe quelle drogue aussi facilement que du fromage ; et Londres n’est pas remplie de fous furieux, prisant de la cocaïne à chaque coin de rue, pendant les intervalles entre chaque cambriolage, chaque viol, chaque incendie, chaque meurtre, la malveillance dans les bureaux, et la réhabilitation de la trahison, comme on nous assure que cela doit être le cas si un peuple libre est autorisé avec bienveillance à exercer un peu de liberté.

Ou si la revendication prohibitionniste n’est pas absurde, c’est un commentaire sur le niveau moral du peuple des États-Unis qui aurait été rigoureusement offensé par le porc Gadarene après que le diable fut entré en lui.

Je ne suis pas ici impliqué pour protester en leur nom ; prenant la justice à témoin, je répète que la prohibition n’est pas la guérison. La guérison est de donner aux gens quelque chose sur lequel réfléchir ; de développer leurs esprits ; de les remplir d’ambitions autres que les dollars ; d’édifier un modèle de réussite qui serait mesuré en termes de réalités éternelles ; en un mot de les éduquer.

Si cela paraît impossible, c’est bien ; c’est simplement un autre argument pour les encourager à prendre de la cocaïne.

Note :

Publié dans The International XI de 1917, cet article portait l’avant-propos suivant : « Nous sommes en désaccord sur certains points avec notre collaborateur, mais nous considérons néanmoins cet article comme l’une des plus importantes études sur les effets délétères d’une drogue qui, selon des statistiques de la police, commence à constituer une menace sérieuse pour notre jeunesse. »

Cocaïne par Aleister Crowley. Traduction par FTP, source : Collectif FTP.

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Nouvelle version de KAosphOruS, le WebZine Chaote francophone. Ce projet est né en 2002 suite à une discussion avec un ami, Prospéro, qui fut à la source d’Hermésia, la Tortuga de l’Occulte. Le webzine alors n’était pas exclusivement dédié à la Magie du Chaos, mais après la disparition de son fondateur, il a évolué vers la version que vous pouvez aujourd’hui lire. L’importance de la Chaos Magic(k) ou Magie du Chaos grandit au sein de la scène magique francophone. Nous espérons apporter notre clou au cercueil… Melmothia & Spartakus FreeMann

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