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Reflets Mauves – Une introduction à l’œuvre de Kenneth Grant [2]

Par Michael Staley

 Cet article a été édité dans la revue Starfire Vol 2 n°4 en 2011. La version originale est disponible en ligne sur le site de Starfire Publishing. Tous nos remerciements à Michael Staley pour nous avoir autorisés à traduire et publier ce texte sur KAosphOruS.

Deuxième partie :

Outside the Circles of Time fut le dernier des ouvrages de Grant édité par Muller. S’ensuivirent 12 ans de silence, jusqu’en 1992, lorsque Skoob Publishing publia Hecate’s Fountain. Grant avait initialement conçu l’ouvrage comme un compte rendu des rituels de la New Isis Lodge. Toutefois, comme c’est souvent le cas, l’œuvre engendra sa dynamique propre pour livrer un tout autre fruit. Le livre tourne malgré tout autour des travaux de la Loge. Cependant, ces travaux servent surtout à fournir des anecdotes liées à des réalisations spécifiques, démontrant en particulier ce que Grant a dénommé le « tantra tangentiel », par lequel un travail magique a des effets secondaires étranges et parfois alarmants en contradiction avec son but apparent. Grant a pisté ces anomalies jusqu’à une interface catalytique qu’il a appelée « la zone mauve », située entre les royaumes des songes et le sommeil sans rêves. Des mouvements, des torsades et des tourbillons peuplent la zone mauve, donnant naissance à des spectres fragiles, des rêves et des images qui pénètrent dans la conscience et sont habillés par l’imagination.

La troisième trilogie s’ouvre avec Outer Gateways, publié par Skoob en 1994. Ce livre développe et approfondit certains des thèmes d’Hecate’s Fountain. Il contient un long compte-rendu de plusieurs passages du Livre de la Loi ; il contient également une comparaison de l’œuvre de Crowley avec la Sunyavada, et avance des idées remarquables sur le potentiel créatif de la guématrie :

Un percept, un concept, ou un nombre – tout objet en fait – n’a de relation réelle avec aucun autre percept, concept ou nombre. La relation n’existe que dans la conscience de l’observateur, conscience qui est le fond sur lequel tous les objets apparaissent comme des images sur un écran. Il ne peut y avoir aucune association d’idées, aucune correspondance d’une quelconque nature, entre les nombres ou les idées auxquelles ils renvoient, hors de la conscience du sujet, car aucune chose n’existe en tant qu’entité objective.

Les implications de ces considérations ne sont généralement pas comprises, même si elles sont d’une importance capitale. Les nombres peuvent signifier pour le kabbaliste précisément ce qu’il désire qu’ils signifient dans le cadre de son univers magique. Ils possèdent une existence relative, mais pas de réalité objective. Les nombres peuvent donc être utilisés comme un moyen magique de l’invocation d’énergies latentes spécifiques dans la conscience du magicien. En d’autres termes, les nombres peuvent être considérés comme des entités possédant en apparence des identités objectives ou des personnalités, car ils ne font qu’un avec le pouvoir objectif du magicien.

La force des nombres ne réside pas dans les nombres eux-mêmes, mais toujours et uniquement dans le magicien. Si son esprit est correctement peuplé de nombres magiques (significatifs pour lui) il n’y a pas de limite, quantitativement parlant, aux univers qu’il peut bâtir à partir de leurs énergies (shaktis). C’est la base de la science des nombres et la logique de la numérologie en tant qu’art créatif distinct d’une simple évaluation des probabilités phénoménales. Le magicien ambitionne moins de prédire l’avenir – ce qui impliquerait qu’il existe déjà – que de le créer suivant les lois de son univers magique. La guématrie créative est donc la science et l’art de projeter d’autres mondes ou d’autres hiérarchies mystiques en harmonie avec les vibrations symbolisées par des nombres, qui rendent les vibrations directement utilisables. »

La guématrie est utilisée dans les travaux de Grant pour étayer des intuitions déjà acquises, plutôt que pour acquérir de nouveaux éléments de compréhension à partir d’une relation guématrique.

 Cependant, le cœur de l’ouvrage est sans aucun doute The Wisdom of S’lba et les différents chapitres qui y sont liés. S’lba est une superbe et intense transmission, reçue à la fin des années 1930, c’est-à-dire longtemps auparavant, par Kenneth Grant et dont la majeure partie fut établie durant la période de travail de la New Isis Lodge.

Il y a beaucoup de malentendus sur la nature des transmissions. Il ne s’agit pas simplement de noter sous la dictée le message d’une entité désincarnée. Le contact avec ce que l’on appelle les plans intérieurs est beaucoup plus complexe et plus subtil que cela. Prenez, par exemple, la note introductive suivante :

« La série de versets rassemblés sous l’intitulé « La sagesse de S’lba » … n’a pas été écrite à un moment ni à un endroit particulier, bien que l’état de conscience dans lequel ces versets ont été reçus était invariablement le même. Le processus a été initié dès l’année 1939, lorsque la vision d’Aossic s’est manifestée la première fois de la manière décrite dans Outside the Circles of Time (chapitre 8). Les visions se sont étalées de façon sporadique durant la période au cours de laquelle Aossic a fréquenté Aleister Crowley et Austin Osman Spare. Mais l’aspect dynamique du travail, c’est-à-dire l’intégration de la vision dans un ensemble cohérent, s’est produit au cours de la période d’activité de la New Isis Lodge. »

Dans une interview pour Skoob parue peu avant la sortie d’Outer Gateways, en réponse à une question sur S’lba, Grant a déclaré : « Il a été « distillé », par un long processus qui s’est étendu sur de nombreuses années et a impliqué d’intensifs rituels effectués au sein de la New Isis Lodge entre 1955-1962. »

Comme nous l’avons dit plus haut, Grant a présenté dans The Magical Revival sa thèse selon laquelle il existait des analogies significatives entre les éléments du panthéon Lovecraftien et des aspects de l’œuvre de Crowley. Il y a un passage dans Outer Gateways qui jette une lumière très différente sur la fonction de ces divinités « analogues » :

« … Comme d’autres évocations de phases inclassables de l’histoire de la Terre, le culte de Cthulhu incarne le subconscient et les forces extérieures à la conscience terrestre. On peut dire en passant que la véritable créativité ne peut exister que lorsque ces forces sont appelées à inonder de leur lumière le réseau magique de l’esprit. Pour comprendre cela, l’esprit peut être envisagé comme divisé en trois pièces, la demeure qui les contient étant le seul principe réel ou permanent. Ces pièces sont les suivantes :

1) Le subsconscient, l’état de rêve ;

2) La conscience ordinaire, l’état de veille ;

3) La conscience transcendantale, voilée au non-initié par l’état de sommeil.

Les pièces sont conçues comme étant connectées avec la demeure qui les contient par une série de conduits ou de tunnels. La demeure représente la conscience trans-terrestre. Les forces invoquées – Cthulhu, Yog-Sothoth, Azathoth, etc. – doivent être alors comprises, non comme des entités malignes ou destructrices, mais comme les énergies dynamiques de la conscience, les fonctions qui servent à faire sauter l’illusion de la dissociation (les pièces de notre exemple). »

L’ouvrage suivant, Beyond the Mauve Zone, fut publié par Starfire Publishing en 1999. Il propose, comme son titre l’indique, un examen plus approfondi de cette région entre le sommeil sans songes et le rêve qui féconde l’imagination, et contient en particulier une analyse des différentes méthodes d’accès à la Zone Mauve. Il comporte trois chapitres sur le Rite Kaulika du Serpent de Feu, livrant beaucoup plus d’informations sur le texte obtenu de David Curwen. Il comporte également une analyse approfondie du Liber Pennae Praenumbra reçu par Soror Andahadna, et un compte rendu des travaux de l’auteur serbe Zivorad Mihajlovic Slavinski.

Le dernier volume des Trilogies, The Ninth Arch, fut publié par Starfire Publishing en 2002. Il se compose d’un commentaire verset par verset d’une transmission reçue durant les travaux de la New Isis Lodge, Liber OKBISh, « The Book of the Spider ». Cette transmission a commencé au cours d’un travail magique sur Qulielfi, le 29ème Tunnel de Set, vers 1952. Le principal médium pour ces transmissions était une prêtresse appelée Soror Arim. Elle incarne dans le roman de Grant Against the Light le personnage de Margaret Leesing. Elle ne fut pas la seule médium pour ces transmissions, mais elle a joué le rôle le plus important et a coordonné le travail de plusieurs prêtresses de la Loge.

The Book of the Spider est essentiellement un ensemble d’oracles énigmatiques qui ont été reçus sur un certain nombre d’années et ont rétrospectivement été organisés en 29 chapitres, chacun comportant 29 versets ; certains de ces versets n’ont pas été entendus ou bien ont été perdus, mais cela ne change rien à la structure de base. Environ deux ans après cette première transmission, le Courant est redevenu actif. Un plus petit nombre de versets a été livré. Ceux-ci ont été organisés en 3 chapitres supplémentaires, comportant de nouveau 29 versets chacun.

Une transmission ne consiste pas à établir une sorte de contact radio avec une entité désincarnée pour transcrire ce qu’elle a à dire. Une transmission peut se faire au moyen de n’importe quel sens. Souvent, elle sera intuitive ou appréhendée de façon subtile, avec l’imagination comme catalyseur. L’imagination ne tient pas du caprice ou de la fantaisie, bien que le terme ait fini par véhiculer cette connotation à notre époque. Elle est cosmique, même s’il existe différents « lieux » permettant sa manifestation. Ce sont les lieux les plus proches de nous, dont nous sommes le plus immédiatement conscients, que nous considérons comme « notre » imagination. La vérité, cependant, est que ce n’est pas la « nôtre », mais un espace commun ou cosmique – un continuum, dont nous ne percevons que des fragments locaux.

Une transmission peut prendre de nombreuses formes. C’est une bouffée d’inspiration soufflant dans les lieux les plus intimes de l’imagination et qui sera souvent vêtue de formes puisées dans l’inconscient personnel. Nous le voyons dans l’œuvre de Lovecraft par exemple, une grande partie de l’inspiration s’exprimant au travers du rêve et au moyen d’images puisées dans les multiples lectures et les rêveries d’enfance de Lovecraft. Comme la lumière est réfractée par son passage à travers un prisme ou un morceau de verre coloré, ou comme le soleil couchant offre, en traversant l’atmosphère, un spectacle de couleurs flamboyantes, la transmission d’un Courant sera colorée par les décors privés de l’imagination à travers lesquels elle passe. Ainsi, le vent ne se manifeste que par l’agitation des feuilles de l’arbre au travers desquelles il se déplace, les parfums qu’il soulève, les surfaces qu’il ride, les formes qu’il dessine dans les tourbillons de sable du désert.

À l’époque de l’activité de la New Isis Lodge qui a attiré puis mûri ce Courant, la principale prêtresse, Margaret Leesing, et quelques autres avaient été évoqués dans des fictions occultes, notamment deux ouvrages : Dope de Sax Rohmer et The Beetle  de Richard Marsh. À cette époque, la New Isis Lodge avait développé une technique de ritualisation magique qui impliquait la mise en scène de fictions. Kenneth Grant en donne une description dans The Ninth Arch :

« Comme nous l’avons déjà dit dans l’introduction générale de ce livre, les rituels de la New Isis Lodge furent créés à partir de romans et d’histoires, comme d’autres magiciens peuvent utiliser des peintures ou des compositions musicales pour leurs périchorèses et rencontres astrales. Les adeptes entrent dans un conte comme ils pourraient entrer dans une image choisie, une scène, un désert, un salon bondé, ou tout autre lieu. Appliqué au roman, le processus se développe de façon spectaculaire comme une vive expérience sensorielle qui devient étonnamment oraculaire. Nous avons utilisé principalement le roman de Richard Marsh The Beetle, ainsi qu’A Tale of Chinatown et Dope de Sax Rohmer, pour cette seule raison que l’adepte qui dirigeait le scrying avait récemment lu ces textes et que d’autres membres de la Loge les connaissaient. Nous avons choisi le roman de Marsh, parce qu’il contenait le seul compte-rendu que je connaisse des Enfants d’Isis et semblait donc en relation avec la « Sagesse de S’lba » et les oracles d’OKBISh. »

C’est l’arrière-plan, le prisme, le verre coloré à travers lequel les versets du Book of the Spider se sont exprimés. Il est, par exemple, fait référence à des personnages tels que Shoa, la femme Maléfique ; Sin Sin Wa, le sage et malveillant chinois ; Tling-a-Ling, son corbeau domestique et familier ; Sam Tûk, son ancêtre vénéré ; tous ces personnages sont empruntés au roman Dope de Sax Rohmer. On trouve des références à Limehouse, à Ho-Nan, à Chandu, à la Rivière Jaune, aux sentiers de pavot, ce sont des lieux appartenant également à Dope. Il y a la langueur du rêve, de la rêverie, les images semblent flotter à la dérive, se déplacer, se regrouper – pour émerger, vaciller, disparaître. On trouve également des références à des personnages empruntés à d’autres histoires, comme Helen Vaughan et Mme Beaumont, provenant du roman d’Arthur Machen Le Grand Dieu Pan. Ce sont des masques, des vêtements, qui ne sont pas destinés à mettre en exergue les significations intrinsèques des histoires dont ils sont extraits. On trouve également des références à des scènes de romans comme The Brood of the Witch Queen de Sax Rohmer, ou les personnages des histoires de Lovecraft, comme Joseph Curwen, dans « L’affaire Charles Dexter Ward ».

De nombreux versets de The Book of the Spider réfèrent à la vie de Kenneth Grant, et il peut sembler parfois que le Courant lui est principalement destiné. Nous exprimons tous un Courant d’énergie magique. Personne ne peut exprimer la vérité absolue, mais seulement transmettre la vérité telle que chacun la perçoit. Le travail d’un adepte est toujours d’une façon intrinsèque tourné vers lui-même. La lumière est une, mais les lampes sont nombreuses, et chaque lampe a sa propre façon de transmettre la lumière.

Des personnes réelles ont également leur place dans cette toile d’araignée. Dans le cadre de The Book of the Spider, est développée une théorie des avatars, de sorte que plusieurs personnes vivant à la même époque peuvent être chacune les incarnations d’une entité. Ceux qui ont lu Against the Light connaissent la sorcière Awryd, une ancêtre de Grant exécutée pour sorcellerie au XVIe siècle. Awryd est revenue en la personne de Margaret Leesing, Soror Arim, la médium principale du groupe, et avant elle, Yelda Paterson, la sorcière-mentor de Spare. Toutefois, la situation se complique lorsque plusieurs personnes vivant à une même époque sont chacune des avatars d’Awryd – par exemple, Margaret Leesing et Clanda Fane, deux contemporaines de Grant, membres de la New Isis Lodge. Certains de ces avatars sont des personnages tirés de fictions, comme Helen Vaughan du roman Le grand dieu Pan de Machen, ou Besza Loriel du roman The Stellar Lode de Grant. On trouve des références à David Curwen, un adepte de la New Isis Lodge qui s’intéressait beaucoup à l’alchimie ; dans la toile d’araignée, il est présenté comme un avatar de Joseph Curwen, l’alchimiste dont la ténébreuse présence joue un rôle important dans l’une des meilleures histoires de Lovecraft, « L’affaire Charles Dexter Ward ».

Après ce bref examen des Trilogies Typhoniennes, peut-on définir la Tradition Typhonienne qui est au centre des travaux de Grant ? « Typhonien » n’est pas une étiquette précise, comme il en ressort à la lecture des entrées du glossaire pour « Typhon », « Draco », « Ta-Urt » et d’autres termes apparentés dans les Trilogies. Une grande diversité se fait jour. Bien que les éléments mis en avant aient évolué durant les trente années qui séparent les premières des dernières publications, aucune de ces entrées ne livre de définition de la tradition Typhonian. Au contraire, chacune en exprime une facette, et peu importe le rôle central que chacune de ces facettes peut sembler jouer à première vue. Il est, par conséquent, plus fécond de renoncer à une définition rapide et définitive pour permettre à l’intuition de déceler la cohérence sous-jacente et la continuité qui se met en place au long des lectures.

Si l’on devait élire un trait caractéristique de la tradition Typhonienne, alors ce serait la communion avec ce que certains ont appelé « l’En-dehors », que celui-ci soit considéré comme l’espace au-delà de la Terre ou des vagues de conscience au-delà de l’humain. Dans ce contexte, l’« En-dehors » ne peut être qu’un terme relatif, car du point de vue de la continuité de la conscience, il n’y a ni intérieur ni extérieur.

Dans Beyond the Mauve Zone, Grant analyse la transmission Maatienne du Liber Pennae Praenumbra dans une perspective Typhonienne, et effectue la remarque suivante :

 « C’est à ce stade que se manifeste la divergence entre la Voie d’Aiwass-Lam et celle de N’Aton qui préfigure une future incarnation de la conscience humaine – en d’autres termes, nous-mêmes tels que nous serons dans l’avenir. Ainsi que cela doit désormais sembler évident, nous réfutons ce postulat en faveur de l’idée que la conscience dans sa phase humaine est un phénomène tout à fait transitoire, un simple éclair dans l’immensité de l’espace-temps (Nu-Isis). Des transmissions telles que les Stances de Dzyan, le Liber AL ou le Necronomicon, et nous le maintenons, le Liber Pennae Praenumbra lui-même, ne corroborent en rien le concept d’un masque humain identifiable à la conscience susceptible de se perpétuer indéfiniment. Mais tous ceux dont la volonté est d’effectuer – comme le formule Nema – « le saut de la mutation vers une nouvelle espèce » devraient être prêts à abandonner le concept de conscience « humaine » avec tous ses implicites dualistes. »

Ces profondeurs de la conscience sont bien plus amples que la conscience humaine, qui, comme expliqué dans la citation ci-dessus, est transitoire et relativement superficielle. La Gnose Typhonienne s’applique à discerner et explorer ces profondeurs. Comme Crowley le souligne dans un post-scriptum du chapitre 30 de Magick without Tears :

« J’ai songé que c’était une bonne idée de préciser ma position fondamentale de façon isolée dans un post-scriptum et de l’encadrer. Mon observation de l’Univers m’a convaincu qu’il existait des êtres d’une intelligence et d’une force bien supérieures à tout ce que nous pouvons concevoir de l’humain, qu’ils ne sont pas nécessairement pourvus des structures cérébrales et nerveuses que nous connaissons, et que l’unique chance pour l’humanité d’avancer dans son ensemble était que des individus entrent en contact avec ces êtres. »

La conviction de Crowley était que l’œuvre du Caire conduite en 1904, qui avait conduit au contact avec Aiwaz et à la réception du Livre de la loi, constituait la première d’une série de transmissions. Après avoir affirmé dans les Confessions qu’il n’y avait plus aucune raison de douter a priori de l’existence d’une intelligence désincarnée, il déclare :

« Il m’appartient donc clairement d’aller l’avant et d’affirmer avec certitude que j’ai inauguré la communication avec une telle intelligence, ou plutôt, que j’ai été choisi par celle-ci pour recevoir le premier message d’une nouvelle catégorie d’êtres ».

Et il y eut en effet d’autres messages ou transmissions. L’œuvre du Caire fut suivie, sept ans plus tard, par la rencontre d’Abuldiz et, sept ans après, par l’œuvre d’Amalantrah. Ces trois œuvres se caractérisent par le contact avec des intelligences praeter-humaines qui livraient des informations. Il y avait aussi un certain nombre de textes transmis connus comme les « livres saints », par exemple les sceaux et les énoncés qui constituent le Liber 231.

Ces contacts n’ont pas cessé après Crowley. Ils ont continué après sa mort avec le Liber OKBISh et The Wisdom of S’lba, tous deux consignés – comme cela a été expliqué plus haut – au cours de la période d’activité de la New Isis Lodge. Il y a sans doute eu d’autres transmissions, et il y en aura plus encore à l’avenir. Elles sont propulsées depuis les couches plus profondes de l’esprit jusqu’à la conscience.

Parallèlement à ses Trilogies, Grant a également publié plusieurs recueils de poésie et un certain nombre d’histoires courtes et de nouvelles. L’année 1963 a vu la publication de son premier recueil de poésie : Black to Black and other poems. Un intense et émouvant recueil qui fut suivi en 1970 par The Gull’s Beak and other poems. Un troisième volume a été publié par Starfire Publishing en 2005, Convolvulus and other poems, qui réunit les deux volumes précédents, augmenté d’un troisième recueil inédit, Convolvulus : Poems of Love and the Other Darkness. Ce dernier volume inclut des  dessins d’Austin Osman Spare, dont certains ont été spécialement dessinés pour Grant par Spare.

Grant a commencé très jeune à écrire des nouvelles et a rédigé son premier roman au début des années 1950, Grist to Whose Mill ? (qui sera bientôt publié pour la première fois). D’autres ont suivi qui ont été édités à partir de 1996. La plupart de ces romans ont été écrits durant la période d’activité de la New Isis Lodge, et révisés avant leur publication. Les personnages des romans sont inspirés à des degrés divers de membres de la Loge. Grant en parle dans le texte ornant la pochette de son deuxième roman, Snakewand & the Darker Strain :

 « Ces histoires, comme les autres de cette série, ont été écrites dans le sillage des rituels effectués sur une période de sept ans dans la New Isis Lodge. Nombreux furent les magiciens et les médiums qui ont transité dans la Loge, et certains d’entre eux sont dépeints dans mes romans. Dans leurs vies quotidiennes, leurs personnalités n’ont pas dû sembler sortir de l’ordinaire, mais lorsqu’amplifiées et sublimées par les perspectives uniques dans lesquelles leurs rôles magiques les plaçaient, ils atteignaient une apothéose, une épiphanie. Ce phénomène extraordinaire a démontré les hauteurs et les profondeurs que la nature humaine est capable d’escalader et de sonder dans la frénésie inspirée par son art. Ces histoires sont orientées vers l’autre côté d’une réalité rarement entrevue en dehors d’un cercle magique. »

Tout en conservant sa dévotion à Crowley, à Spare et à bien d’autres mystiques et occultistes dont les travaux l’ont influencé tout au long de sa vie, Grant n’a jamais été un suiveur, mais, au contraire, a tracé sa propre voie à partir d’un certain nombre d’influences transformées par le creuset de son expérience mystique et magique. Il était très conscient du principe de « parampara » ou de lignée spirituelle, qui donne à l’initié la responsabilité de développer le travail de son prédécesseur, le prédécesseur étant dans ce cas Crowley. Au cours de ce développement, de nouvelles voies d’approche furent tracées, tandis que d’autres s’avèrent peut-être désormais superflues. Un corpus magique est ainsi une chose vivante, développée par des générations successives d’initiés.

L’œuvre de Kenneth Grant est riche, diversifiée et éclectique, tissée au moyen de nombreux fils et distillée depuis de multiples sources. Cependant, son influence principale reste Crowley, et Thélème demeure au cœur de son travail. Après son décès, notre tâche immédiate est d’assurer la disponibilité de son œuvre et de poursuivre l’explication des principes qui la sous-tendent. Par la suite, ce corpus devra être à son tour étendu, retravaillé et développé par ceux qui viennent après lui. C’est le plus beau testament que chacun de nous peut espérer laisser.

Je voudrais clore cette étude préliminaire avec un extrait d’Outside the Circles of Time. Grant y livre un aperçu des objectifs de son travail, de façon très claire et succincte :

« Un dernier point doit être précisé sans fatuité de ma part. Ce n’est pas mon but d’essayer de prouver quoi que ce soit, mon objectif est de construire un miroir magique capable de révéler certaines images, par nature moins insaisissables que ne le sont les ombres d’un éon futur. Je le fais par le biais de la suggestion, l’évocation, et par ces concepts obliques et « entre deux » qu’Austin Spare désignait par « ni ceci ni cela ». Une fois que cela est compris, l’esprit du lecteur devient réceptif à certains concepts qui peuvent, s’ils sont reçus sans déformation, fertiliser les dimensions inconnues de sa conscience. Pour atteindre cet objectif, un nouveau mode de communication doit être mis en place, la langue elle-même doit renaître, être revivifiée, recevoir une nouvelle direction et un nouvel élan. L’image véritablement créative naît d’un imaginaire créatif, et c’est – en fin de compte – un processus irrationnel qui transcende la compréhension de la logique humaine.

Le fait est connu que les scientifiques et les mathématiciens ont développé un langage crypté, une langue si difficile, tellement glissante, et pourtant si essentiellement cosmique qu’elle constitue un mode presque kabbalistique de communication, souvent mal interprétée par ses propres initiés ! Notre position n’est pas aussi désespérée, car nous traitons principalement avec le complexe corps-esprit dans son rapport à l’univers, et l’aspect corporel est profondément enraciné dans la sensorialité. Nos esprits peuvent ne pas comprendre, mais dans les couches profondes du subconscient où l’humanité partage un lit commun, a lieu une identification immédiate. De même qu’un magicien élabore sa cérémonie en harmonie avec les forces qu’il désire invoquer, un auteur doit accorder une attention considérable à la création d’une atmosphère adaptée à sa démarche. Les mots sont ses outils magiques, et leurs vibrations ne doivent pas produire un bruit purement arbitraire, mais une symphonie complexe de réverbérations sonores susceptibles de déclencher une série d’échos de plus en plus profonds dans la conscience de ses lecteurs. On n’insistera jamais trop et on ne saurait surestimer l’importance de cette forme subtile de l’alchimie, car c’est dans les nuances, et pas nécessairement dans le sens rationnel des mots et des nombres, que la magie réside. En outre, il arrive très souvent dans ce processus de suggestion, que certains termes absents du texte, ou indiqués par d’autres mots qui n’ont pas de relation directe avec eux, produisent les définitions les plus précises. L’édification d’une réalité-construction nécessite parfois une architecture de l’absence, grâce à laquelle le bâtiment sera tout à la fois révélé et dissimulé par une structure étrangère hantée par des probabilités. Celles-ci sont légion, et c’est la faculté créatrice du lecteur – éveillé et actif – de peupler d’âmes la bâtisse. Par conséquent, ce livre peut signifier beaucoup de choses, différentes pour chaque lecteur, mais il signifiera toujours quelque chose, car la maison est construite de telle manière qu’aucun écho ne peut être perdu. »

Une introduction à l’œuvre de Kenneth Grant. Titre original « Scintillations in Mauve : An Introduction to the Work of Kenneth Grant ». © Michael Staley. Traduction française par Melmothia & Spartakus FreeMann, 2013.

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