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Eglise Gnostique Chaote

Ceci n’est pas une truelle

Ceci n’est pas une truelle par Melmothia

« Chacun se trompe ici-bas :

On voit courir après l’ombre

Tant de fous, qu’on n’en sait pas

La plupart du temps le nombre.

Au Chien dont parle Ésope il faut les renvoyer.

Ce Chien, voyant sa proie en l’eau représentée,

La quitta pour l’image, et pensa se noyer ;

La rivière devint tout d’un coup agitée.

À toute peine il regagna les bords,

Et n’eut ni l’ombre ni le corps. »

Jean de La Fontaine

 

Il y a quelques années, sur un forum, je me souviens avoir débattu avec une poignée d’intervenants sur la notion de « vulgarité », pour arriver à cette définition commune que la vulgarité signait une mécompréhension des codes et par conséquent leur caricature sans intelligence. Sur ce coup, je nous ai trouvés plus efficaces que les littérateurs qui tournent beaucoup autour du pot, sinon qu’Édouard Flamenbaum, dans ses textes courts philosophiques, soulignait qu’elle « tient de la tournure d’esprit et engage la vision du monde », ce qui est tout à fait juste.

En tant que singe maladroit, la vulgarité concerne bon nombre des acteurs du monde ésotérique. Ceux qui se maquillent outrageusement et tortillent des fesses pour aguicher le spirituel ou le sorcier. Et qui ne comprennent pas qu’ils ne comprennent pas, car ma foi, ils font pareil.

Dans les années 70, Gilbert Durand dénonçait les « symboles refroidis ». Précisément, il parlait des allégories, de l’image ayant perdu son caractère vivant et opératif – pour emprunter un terme à la Maçonnerie sur laquelle nous allons beaucoup taper -, pour se ranger aux côtés des panneaux de signalisation et des logos de marques. C’est le moment où l’on déclare « ceci signifie cela », où le symbole s’est recroquevillé en signe. J’imagine que, pour beaucoup, ce que je dis n’est pas si clair, tant nous sommes habitués à feuilleter des dictionnaires, alors je vais prendre un exemple qui ira bien dans le contexte : l’eucharistie. Pour certains, elle est transsubstantiation, pour d’autres une remémoration, pour les athées, une simple pantomime. Dans le premier cas, nous sommes du côté de la magie / mystique, d’une actualisation du mythe dirait Eliade, quelque chose se passe réellement, impliquant un symbole vivant, agissant. Dans le deuxième cas, nous sommes chez Dédé qui regarde ses photos de vacances.

L’une des grandes victimes de cette dynamique de refroidissement fut l’alchimie. Vers la fin du 15e, l’art royal s’est fait spéculatif. Le Mercure, le soufre et l’athanor, etc. se sont tassés en métaphores qu’on pouvait facilement glisser à sa boutonnière. Économie de pensée, d’effort et gratification maximale de l’ego.

Car le corollaire de cette parodie qu’est la vulgarité est l’illusion de la facilité, d’une accessibilité sans douleur. Les doctrines New Age sont évidemment de grandes pourvoyeuses de cette dévaluation. Mais nos amis qui débloquent les joints des chakras et envoient du positif à la Terre ne sont pas mes cibles aujourd’hui.

Il y a une décennie, Spartakus FreeMann a créé l’EGC, l’Église Gnostique Chaote, mi- canular, bavant de thélémisme sur les bords, mais surtout comme coup de pied dans la fourmilière du breloquisme.

« Pourquoi chaote ? » demande tout le monde. Parce que non hiérarchique et avec des confettis dans la poche arrière. Car la magie et la spiritualité ont besoin de rire. Merci de ne pas oublier de taper des mains et d’envoyer les rires enregistrés à la fin de la pièce. Et n’allez surtout pas croire qu’il y ait du vandalisme dans la démarche, c’est pour éloigner les crocodiles. J’y reviens.

À l’époque, les ordinations gnostiques étaient tombées dans l’escarcelle de diverses branches occultistes, avec des systèmes d’équivalences dignes des universités françaises : avec trois grades par ci, deux initiations et en ajoutant 4 bons de réductions sur la lessive, on était automatiquement évêque ou grand hiérophante de quelque chose. On pouvait ainsi monter une jolie collection de titres bling-bling sur son CV.

La faute en revient en partie aux francs-maçons qui, à partir du 18e siècle, ont commencé à utiliser le corpus ésotérique comme buffet chinois. Les symboles étant majoritairement en accès libre, on ne peut guère leur en vouloir, sinon que, du point de vue magico-ésotérique, ils ont jeté l’amande et gardé les coques. Après avoir développé la légende d’Hiram et avoir effectué quelques acrobaties pour annexer la chevalerie, à partir de 1740, la fraternité commença à s’enrichir de grades additionnels, les « hauts grades », dont les rituels piochèrent dans divers fonds mystiques : alchimie, kabbale, hermétisme, christianisme, etc., avec la déplorable inflation qui en découle, dès lors que les symboles sont recyclés en métaphores ou en titres de grade.

Grâce à Robert Ambelain et quelques autres, les années 80-90 furent la grande période des pochettes initiatiques où en lançant quelques louis d’or sur la pinata, on pouvait recevoir sur la tête le martinisme, la prêtrise, les Élus Cohen, un grade maçonnique et une chevalerie quelconque en prime. Je ne doute pas que certaines de ces initiations aient pu être, d’une façon ou d’une autre, opérantes, cependant à défaut de pouvoir explorer tous ces systèmes et même à défaut d’avoir demandé à y adhérer, l’adepte finissait par les recycler en porte-clefs – ou précisément en titres sur la carte de visite.

L’ésotérisme, la mystique, la magie sont des domaines marécageux où il est tentant de pleurer pour avoir des garanties. Or, « Toi qui entres ici, renonce à toute certitude » devrait être placardé à l’entrée de tout chemin initiatique. Les croyants et les adeptes de la Chaos Magic connaissent l’importance de la foi ; les magiciens savent qu’il n’y aucun jalon sur la route sinon son intuition, ses convictions privées et son propre vécu – souvent hélas incommunicables.

J’en profite donc ici pour cracher tout mon mépris au visage de ceux qui réclament des diplômes de ci ou des certificats de ça. Aucune patente de voyance, de magnétisme, de sorcellerie, etc. ne pourra jamais vous garantir que vous êtes chez un praticien sérieux et aucun parchemin décoré ne vous révélera à votre place à quoi vous avez été initiés. Ces « attestations » ne sont que des bulles de savon. Et si vous êtes incapables, par vous-mêmes, au sortir d’une initiation, de savoir ce que vous avez ou non reçu, eh bien mettez vous au tricot.

Dans les petites églises, il existe une pratique qu’on appelle « consécration sub-conditione » et qui consiste à réitérer la cérémonie avec d’autres consécrateurs, au cas où l’Esprit Saint, car c’est l’Esprit Saint qui est censé souffler sur le prêtre ou l’évêque en cet instant, aurait loupé son coup ou regardé ailleurs. Et pour être sûr, on va multiplier la pratique, à renfort de parchemins certifiés. Ensuite, on pourra montrer aux collègues qu’on en a une plus longue. Adeptes de cette sainte collectionnite qui révèle votre peu de foi en la religion que vous prétendez avoir épousée, sachez que je vous vomis sur la tête. Mais revenons à l’EGC.

L’Église Gnostique Chaote s’est précisément constituée contre ce marasme pseudo-initiatique, contre le breloquisme et la simonie qui souvent en découle. Elle s’est constituée contre les Patriarches auto-couronnés dans leur salon, sans fidèles, mais coiffés d’une tiare aussi haute qu’une pièce montée. Elle s’est constituée contre le commerce de diplômes religieux, contre la confiscation des sacrements au nom d’un soi-disant secret initiatique, contre les ordres qui confondent mystique, magie et franc-maçonnerie dans une parade de Carnaval. Non que le mélange soit par essence nocif. Il ne le devient que dans la malhonnêteté de la bouillie des genres, lorsque le sacerdoce est présenté comme un grade initiatique ou que les symboles vivants de la magie ne sont plus que des allégories pendues au mur de la loge, etc. Autrement dit, lorsque la mécompréhension des codes de chacun de ces domaines condamne à la vulgarité, dont le philosophe cité plus haut dit également qu’« elle menace directement la dignité, et partant, en un sens, la liberté ».

Et c’est là qu’arrivent les crocodiles.

Les voies initiatiques, magiques ou mystiques, sont des labyrinthes peuplés de crocodiles. Et il n’y a, à ce niveau, guère de différences entre un adepte du chamanisme, un martiniste, un luciférien, un wiccan, un chrétien, etc. Nous sommes tous douloureusement égaux et plutôt mal préparés face aux crocodiles. Certains vont s’égarer dans la facilité de doctrines complaisantes et réductrices, d’autres se rigidifier dans les certitudes du dogme, certains se pensent élus ou se couronnent grand maître de l’univers, d’autres encore s’écrasent dans le mur du breloquisme et prennent la proie pour l’ombre. Toutes ces fosses aux crocodiles ont en commun qu’elles marquent la fin de l’évolution de l’adepte. Notez qu’en écrivant cela, je ne me sens ni meilleure ni plus intelligente que les autres. Je pense avoir esquivé certains coups de mâchoire, mais il y aura toujours des crocodiles.

Celui de la fosse au breloquisme est particulièrement vicieux. Car l’adepte peut être certain d’obtenir les deux, les hochets et la connaissance. Ou pour le dire vulgairement, le beurre, l’argent du beurre et le cul de la crémière. Or, c’est faux. On ne peut pas saisir la proie en louchant sur l’ombre. S’imaginer que l’on peut collectionner les décorations en toc, les titres ronflants, cautionner la dévaluation des fonctions et des symboles, etc., croire que l’on peut mentir et se mentir tout en restant sur sa voie est une dangereuse illusion. Et c’est précisément ce que veut vous faire croire le crocodile.

 Melmothia, 2015.

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