Par Peter Lamborn Wilson
Les Médias Tactiques, donc, seraient une sorte de crasse – un processus organique – en comparaison avec la propreté idéologique du média stratégique.
Avons-nous besoin de défendre la crasse, ou d’une théorie de la crasse – comme fertilité, plaisir, relaxation des rigidités de la « civilisation » ? Pas de nostalgie pour la boue, mais la boue elle-même ? Ou bien, une telle théorisation deviendrait-elle une autre forme de processus de nettoyage – un effacement de son propre objet théorique ?
Le problème tactique consiste dans le besoin (ou le désir) en avant de la représentation – pas juste de lui échapper, non, mais d’atteindre au travers de la mobilisation une invulnérabilité relative vis-à-vis de la représentation. Et l’aspect problématique du problème est que tout média – même le média tactique – est affaire de représentation.
Ainsi, on peut suivre la trajectoire d’un médium donné, au travers d’une représentation de plus en plus grande, vers le destin de se retrouver inclus dans une stratégie quelconque. Et le trou noir fatal dans lequel tant de ces trajectoires s’évanouissent est le Capital – bien sûr.
Tout n’est qu’un processus de nettoyage. Afin de préserver son autonomie, le médium tactique veut rester sale – il ne peut se permettre d’être encerclé et détruit par la stratégie, par l’idéologie. Il doit rester en dehors et bien en avant de tout cela, fuyant devant toutes les vagues possibles, incertain même quant à sa propre trajectoire.
Par un autre paradoxe, cette incertitude elle-même devient un « principe ». Il en arrive à occuper l’espace de la stratégie – et ainsi, à définir un espace stratégique. Nul « auteur » n’a le besoin d’être impliqué. Un processus organique désordonné – impliquant à la fois la raison et la déraison – non imposé ou catégorique – émergeant. Modulaire. Dangereux et pestiféré par ses échecs. Mais pas sans but ou non dirigé. En fait – stratégique.
Les médias en tant que technologies (« machines ») sont de parfaites représentations-miroirs de la totalité qui les engendre (ou vice-versa). L’internet, par exemple, reflète non seulement son origine militaire, mais aussi son affinité avec le Capital. Tout comme le globalisme, il brise les frontières – c’est un « chaos », comme le Capital (qui cherche l’Étrange Attracteur de la numisphère [1], dans laquelle le numineux (sacré) et la numismatique sont un et éternels). On pourrait même parler de caractéristiques « nomadiques » (« le capital migratoire »). Tout comme le Capital, le Net est attiré vers la virtualité, les prothèses cognitives, la désincarnation. Mais (le processus du « vice-versa ») les médias tendent simultanément vers la production de la totalité – une complexe relation de multifeed-back.
En un sens, les médias tactiques devraient s’engager dans la destruction et/ou la subversion (« substruction ») de son complexe – placer un coin entre la machine et la totalité. Une telle action impliquerait que la totalité soit très éloignée du total, qu’il y ait des interruptions dans les lignes de feed-back, des ruptures dans le « service » — des zones manquantes, et des zones de résistance.
Ad hoc, en constante mutation, empiriquement déterminée, à ce point la tactique commence à fusionner avec la stratégie (« l’ordre spontané »). Du fait que cette stratégie n’a aucun « auteur » (et n’est pas menée par l’idéologie), chaque média tactique – chaque tacticien en tant que médium – sera capable de rechercher une direction à partir d’elle sans perdre son autonomie par rapport à elle. Ainsi, l’interaction complexe entre la tactique et la stratégie ressort de la validation mutuelle ou de la « coémergence ».
À ce stade, la métaphore du château – introduite par le Manifeste – revêt un lustre nouveau, ou peut-être une lueur maléfique. Les ismaéliens nizarites (les soi-disant « Assassins ») structurèrent leur politique autour d’un réseau de châteaux isolés, la plupart inaccessibles à toute tactique militaire médiévale – même à un siège prolongé puisqu’ils étaient approvisionnés par leurs propres jardins et puits. Chaque château protégeait une vallée fertile et était, par conséquent, auto-suffisant – mais, une communication et une activité économique pouvaient prendre place au sein de ce réseau grâce à la « porosité » des frontières médiévales. Et, grâce à la politique de l’assassinat ou de la menace d’assassinats, les rois et les autorités religieuses hésitaient à interférer dans leurs affaires. Cela continua ainsi pendant des siècles.
Il y a quelques années, j’ai remarqué que le modèle nizarite avait été rendu impossible par les technologies modernes de la guerre et de la communication. Peut-être qu’il serait intéressant en tant qu’expérience de la pensée de voir si ce jugement négatif se révèle toujours d’actualité. D’un point de vue militaire, bien sûr, il l’est – les « châteaux isolés » (ou communes ou quoi que ce soit d’autre) peuvent toujours être éliminés par la simple pression d’un bouton. Mais, le « militaire » doit avoir des raisons pour une telle action. Puisque « l’assassinat » est une absurdité (voir par exemple « Unabomber » [2]) – et le « militantisme » doit également être redéfini –, il n’y a aucune raison immédiate apparente pour le militaire de supprimer une « zone autonome » donnée.
La question de la technologie de communication est triviale en comparaison, mais intéressante. Le Net en tant que « structure » militaire est « accessible à tous », et tandis que le Capital absorbe le Net, les zones tactiques de l’équivoque persistent – il en va de même pour tous les médias tactiques ou « intimes ». Donc, le « réseau de châteaux » devient possible – mais la vraie question est de savoir si le château lui-même est possible.
Comme toute institution, le château existera en partie comme une représentation de lui-même dans les médias. Les châteaux des Assassins étaient enracinés en partie dans l’imaginaire, dans l’image qui imprégnait les médias médiévaux (les textes, le bouche à oreille, la légende), dans l’image d’une inaccessibilité mystérieuse et du danger. Les Mongols détruisirent finalement Alamut, non par un assaut direct, mais par sa démoralisation grâce à une image encore plus effrayante (les pyramides de crânes disposées de la Chine à la Hongrie, etc.). Mais, à l’apogée de sa puissance, Alamut pouvait se passer même de l’assassinat, car l’image seule suffisait à tenir à distance toute attention militaire ou politique.
Sous le régime du néo-libéralisme global ou du pancapitalisme qui a triomphé en 1989, les États-nations du monde ont commencé à « privatiser » toutes les fonctions sociales de la perception des impôts, du support à l’armée et à la police et de l’utilisation de cette force pour la défense des intérêts du Capital. Les « lois naturelles du libre marché », cependant, entrent en conflit avec les reliquats de l’idéologie sociale sous-jacente aux structures que sont l’ONU, l’UE ou même les « vieux » régimes libéraux ou conservateurs de certains états. La politique dans une telle situation devient une question de dissonance cognitive.
Ceci est exacerbé par l’apparition de « nouveaux médias » qui reflètent la totalité globale mais qui rehaussent également la dissonance cognitive (un feed-back négatif, le « bruit ») inhérente aux représentations de la totalité. Le Capital semble avoir une logique propre – la tendance de l’argent à définir toutes les relations humaines, si vous voulez –, mais, en vérité, ni le capitalisme ni les politiciens ne peuvent réellement pénétrer cette logique ou en comprendre la direction – et encore moins la contrôler. D’énormes brèches conceptuelles s’ouvrent dans la structure de la « totalité ». La question demeure : ces brèches sont-elles stratégiques ?
Les brèches entre les couches sédimentaires de la réalité, et les brèches elles-mêmes tendent à changer de position, de forme, à s’ouvrir et à se fermer. La géographie aussi bien que l’espace virtuel de l’image, l’espace comme le temps constituent des formes mutantes de ces régions tactiques potentielles. Certaines seront des zones en ruines où tout pouvoir a disparu (d’étranges rumeurs parlent de tribus aux alentours de Tchernobyl) ; d’autres seront des zones autonomes accidentelles qui pourront impliquer des classes sociales, des groupes (des « réfugiés »), ou bien des régions spécifiques. Certaines seront des zones libérées (Chiapas), d’autres seront des lignes « délibérées ».
Certaines seront « invisibles », d’autres entreront dans la représentation. Au sein de cette fluidité, devront émerger quelque île ou rocher. Des châteaux seront occupés dans la confusion, et plus tard il n’y aura aucun avantage militaire à les détruire. Les châteaux ne seront pas défendables, mais ils seront « en dehors », inassimilables – trop « éloignés » (même au milieu des anciennes villes) – d’apparence inutiles. Un air d’excentricité miteuse peut être ici utile.
Une autre raison du succès d’Alamut était que tout roi lui permettant d’exister pouvait envisager la possibilité d’une alliance secrète par laquelle l’argent pourrait être utilisé afin d’acheter une protection contre la dague – ou, peut-être même un contrat contre un autre roi – ou, plus intéressant encore, l’accès aux sciences secrètes (l’astronomie, l’ingénierie et l’hydraulique, la philosophie politique, la médecine, les techniques de yoga, etc.) des observatoires et bibliothèques nizarites. En des termes modernes, nous pourrions dire que les capitalistes et les politiciens sont si confus et ignorants des nouveaux médias (plus en tout cas que l’artiste moyen ou l’adolescent de 14 ans) que de gigantesques sommes d’argent sont actuellement dépensées pour ces « sciences secrètes ». Dans ce conflit entre le Capital et l’État sur le monopole de la représentation, des brèches peuvent être ouvertes – et agrandies suffisamment pour contenir des châteaux.
Tout ceci, bien sûr, reste à un niveau tactique. Mais la construction d’un « réseau de châteaux » constituerait non seulement un acte d’autonomie et d’auto-organisation agréable, mais aussi une structure « stratégique », ou plutôt une complexité organique et incarnée d’où une dimension stratégique pourrait bien émerger.
Un Réseau de Châteaux. Peter Lamborn Wilson, NYC 1er avril 1997. Traduction française par Spartakus FreeMann, avril 2009 e.v.