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Magie du Chaos

Qu’est-ce que l’auto-possession par l’action ?

Un complément à la Théorie Démoniste des Possibles

1. Le problème de l’intellect, c’est qu’il ne se conforme pas à la réalité qu’il cherche à maîtriser. En effet, l’intellect considère la plupart du temps les éléments pris un par un séparément, lorsqu’il est nécessaire d’interagir simultanément avec différents aspects du réel pour aboutir à l’effet. Aussi, effectuer une action suppose l’existence de quelque chose d’autre, à savoir, d’une conformation particulière de l’inconscient, soit d’un « Démon », d’un « Possible », pour reprendre la terminologie de la théorie.

2. Toute action repose donc sur un panel de réflexes inconscients qui permettent de réaliser cette action. La vision en est un exemple. En effet, la vision est un processus de fragmentation et de recomposition où interviennent à chaque instant un nombre d’acteurs physiologiques bien au-delà de ce que l’intellect peut contrôler. La réalité est d’abord éclatée sur une grille de pixels, exactement comme pour une photographie, puis, à partir de cette mosaïque de points colorés, l’esprit en construit la synthèse –la vision. Or l’image ainsi induite ne présente aucune discontinuité apparente, et n’apparaît en aucun cas morcelée : elle est donc quelque chose d’autre, une unité véritable qui transcende la somme de ses constituants. Il s’agit là d’un phénomène d’émergence [1], or l’intellect est incapable de réaliser l’émergence. Le moindre instant du quotidien est donc soumis à un Possible particulier [2]; agir, c’est être possédé.

3. L’auto-possession par l’action peut toutefois se révéler persistante, ce qui revient à affirmer, en fait, que nous sommes conditionnés par nos propres actes. Un exemple très simple le prouve : pour que la frappe au clavier atteigne un degré satisfaisant d’aisance et de fluidité, il ne faut pas chercher l’emplacement des lettres, mais inconsciemment les connaître. Or, il suffit de passer d’un clavier AZERTY à un clavier QWERTY pour réaliser que le conditionnement persiste au-delà de la réalité où il est utile, même s’il constitue alors une gêne. Un tel exemple apparaît certes sans conséquence, mais le processus peut se faire plus embarrassant. La séduction, par exemple, repose sur un mode particulier de rapport à l’autre, aussi la propension à séduire peut-elle rendre ce mode de rapport prépondérant, et alors la séduction, par conditionnement, par possession, risque de s’instiller au-delà des relations considérées et constituer par là un parasite indésirable. Les différentes possibilités de vie sont également déterminées par des processus assez similaires. Il est alors observable que tout rituel, tout développement de réflexes, laisse apparaître la menace éventuelle de possession ; en somme, tout acte favorise la répétition du même acte.

4. Il peut être intéressant de s’exorciser pour favoriser la possession par d’autres Possibles, ou dit en d’autres termes, pour changer de conditionnement. La confusion est une méthode possible : se retrouver face à une situation de confusion (définie ici comme une situation face à laquelle les mécanismes idiosyncratiques de l’inconscient, dont l’existence est déterminée par les possessions de l’instant, n’ont pas été mis en place) oblige l’inconscient à chercher la possession par d’autres Possibles. La discorde, sans laquelle de telles situations de confusion ne seraient pas possibles, se révèle donc nécessaire à la fois à la liberté, au mouvement et à la variation ; de là il est permis d’inférer que le chaos est l’exorcisme suprême.

5. Il ne faut toutefois pas poser le chaos comme un absolu dans la solution. L’incantation du chaos obéit elle-même à un acte et suppose donc de nouvelles possessions, donc de nouveaux conditionnements : le mage chaote ne peut en effet réaliser ses rituels sans l’acquisition de certaines techniques, pour ne citer que le bannissement. Le saut de paradigme lui-même ne suffit pas ; pour se redéfinir de manière illimitée, il apparaît nécessaire de pouvoir rendre leur nombre lui-même illimité et donc de pouvoir créer ses propres paradigmes, où créer est ici pris dans son sens le plus pur : il ne s’agit pas de recombiner, de surpasser, de transcender, d’étendre, mais bien de basculer en-dehors tout à fait de ce qui est, dans le vide et dans l’infini.

Qu’est-ce que l’auto-possession par l’action ?, Courtepattes, 2010.

Notes :

[1] La définition d’émergence est ici directement reprise de celle de Rémi Sussan telle qu’il la pose dans son ouvrage Utopies posthumaines.

[2] En fait, il est même cohérent d’avancer l’hypothèse que la persona n’existe pas, et que nous ne sommes qu’une succession d’incarnations entremêlées (cette hypothèse n’est pas nouvelle, loin s’en faut, cf. par exemple la théorie des modules, également exposée dans l’ouvrage cité ci-dessus) ; paradoxalement le fait d’être relèverait alors essentiellement du fait d’avoir. De telles perspectives seront néanmoins mises de côté pour le présent article.

Illustration : Emil Nolde, Nature morte aux masques, 1911. Extrait du site Expressionnisme Allemand.

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