Par Melmothia
« Vous avez eu la chance de trouver des exemplaires de l’infernal et abhorré Necronomicon. S’agit-il de la version latine imprimée en Allemagne au XVe siècle, de l’édition grecque publiée en Italie en 1567, ou encore de la traduction en espagnol, qui date de 1923 ? À moins qu’il ne s’agisse de versions différentes. Pour ma part, je suis obligé de me contenter de l’exemplaire qui se trouve sous clé dans la bibliothèque de l’Université Miskatonic à Arkham. Quel malheur que le texte original en arabe ait été perdu ! » – H.P. Lovecraft
Introduction
Que les choses soient d’emblée claires : le Nécronomicon est un grimoire fictif né de l’imagination de l’auteur américain Howard Phillips Lovecraft. Hormis quelques initiatives isolées de fans, il n’a jamais existé d’ouvrage portant ce nom avant 1973, année où Sprague de Camp fait paraître sous ce titre un opuscule illisible, car rédigé dans une langue imaginaire – le « duraïque ». Suite à cette première initiative, il ne manquera pas d’auteurs soucieux de rendre hommage à l’écrivain de Providence ou motivés par l’appât du gain, pour rédiger leur Nécronomicon dont certains deviendront des best-sellers. Or, comme pas un mois ne se passe sur le Web sans que des internautes fébriles réclament le « vrai » Nécronomicon ou s’enquièrent de l’authenticité de telle ou telle version, une mise au point sur les différentes contrefaçons qui en jalonnent l’histoire s’impose.
Un livre vide
La première mention nominative du Nécronomicon se trouve dans une nouvelle intitulée « Le Molosse », rédigée par Lovecraft en 1922, dans laquelle deux personnages patibulaires s’essaient à l’identification d’une amulette fraîchement extraite d’une tombe. Lovecraft écrit : « Nous y reconnûmes tout de suite, la chose dont il est question dans le Nécronomicon, l’ouvrage interdit de l’arabe fou Abdul Alhazred, le symbole spirituel et spectral du culte nécrophage de l’inaccessible Leng au coeur de l’Asie centrale » [1].
Les années suivantes, une dizaine d’autres récits s’enrichiront d’allusions ou de références au Nécronomicon. Puis, en 1927, l’auteur de Providence entreprendra de consacrer une nouvelle entière à son histoire : « History of The Necronomicon », qui ne paraîtra qu’en 1938, c’est-à-dire un an après sa mort [2].
À force d’y revenir durant une grosse décennie, H.P. Lovecraft fera du Nécronomicon, parmi d’autres éléments récurrents, un outil de tissage intertextuel permettant d’inscrire différents récits dans le même univers cohérent. On retrouve par exemple le Nécronomicon entre les mains d’Edward Pickman Derby, l’un des infortunés héros de la nouvelle « Le Monstre sur le seuil », entre celles de Danforth, un étudiant de l’université de Miskatonic du texte « Les Montagnes Hallucinées » puis, dans la nouvelle « La maison de la sorcière », le fameux grimoire se retrouvera sous le nez de Walter Gilman qui n’en demandait pas tant. Cependant, si les allusions au Nécronomicon parsèment les récits lovecraftiens, jamais le mystère de ce qu’il contient ne sera défloré. Ainsi que l’écrit Juliette Vion-Dury, Lovecraft fait de son grimoire « ‘un objet supposé savoir’ […] inconnu et muet, à jamais inaccessible, toujours désirable » [3].
Il ne faut rien attendre des quelques extraits concédés par Lovecraft sinon la vague évocation du retour des Grands Anciens en tant que menace pesant sur l’humanité, comme dans ce passage de « L’abomination de Dunwich » : « Il ne faut point croire […] que l’homme est le plus vieux ou le dernier des maîtres de la terre […]. Les Anciens ont été, les Anciens sont et les Anciens seront » (1928).
Ce flou volontairement jeté sur un contenu que l’on nous promet par ailleurs « épouvantable », contribuera bien entendu à faire du Nécronomicon le point focal des délicieux cauchemars de ceux qui rêvent de fouiller les archives de la bibliothèque de Miskatonic. Cette définition « en creux » lui confère même une certaine recevabilité, car tout peut être imaginé ou inféré sur son compte.
D’autant que, si le contenu supposé du grimoire demeure mystérieux, l’objet-Nécronomicon est lui, par contre, précisément localisé dans le temps et l’espace, Lovecraft mutipliant les indices de réalisme visant à rendre son existence « crédible » aux yeux du lecteur. Et il faut croire qu’il y réussit trop bien puisque près d’un siècle plus tard, et malgré tous les démentis, certains continuent de croire en sa réalité.
L’ouvrage sera ainsi couramment cité, dans les nouvelles lovecraftiennes, à côté de livres de magie existants tels que Daemonolatreia de Remigius et côtoiera des personnages historiques comme John Dee. Dans « L’affaire Charles Dexter Ward », on trouve par exemple cette description détaillée de la bibliothèque du sorcier Joseph Curwen :
« Cette collection bizarre comprenait presque tous les cabalistes, démonologistes et magiciens connus, et constituait un véritable trésor de science en matière d’alchimie et d’astrologie. On y trouvait Hermès Trismégiste dans l’édition de Ménard, la Turba Philosophorum, le Liber investigationis de Geber, la Clé de la Sagesse d’Artephius, le Zohar, l’Albertus Magnus de Peter Jamm, l’Ars Magna et ultima de Raymond Lulle dans les éditions de Zetzner, le Thesaurus chemicus de Roger Bacon, le Clavis Alchimiae de Fludd, le De Lapide Philosophico de Trithème. Les Juifs et les Arabes du Moyen Age étaient fort nombreux, et Mr Merritt blêmit lorsque, en prenant un beau volume étiqueté Quanoon-e-Islam, il s’aperçut que c’était en réalité le Necronomicon de l’Arabe dément Abdul Alhazred, livre interdit qui avait été l’objet de rumeurs monstrueuses, quelques années auparavant, après la découverte de rites innommables dans le petit village de pêcheurs de Kingsport, Massachussetts ». (« The Case of Charles Dexter Ward », 1927)
Pour renforcer encore l’illusion, Lovecraft encouragea ses collègues de plume, comme Robert Bloch ou Clark Ashton Smith, à utiliser ses créations dans leurs œuvres tandis que lui faisait de même avec les leurs : « Cela amuse plutôt les différents auteurs, commente l’auteur de Providence, d’utiliser les démons artificiels des autres ou leurs livres imaginaires dans leurs histoires – de sorte que Clark Ashton Smith parle souvent de mes Necronomicon tandis que je me réfère régulièrement à son Livre d’Eibon. Frank Belknap Long fut le premier à récupérer le Necronomicon pour l’inclure dans sa nouvelle ‘The Space-Eaters’» [4].
Après la mort de l’écrivain, ses collègues de plume et admirateurs tels que Clark Ashton Smith, Robert Bloch, August W. Derleth ou Henry Kuttner continueront d’enrichir l’univers qu’il avait créé en reprenant à leur compte la mythologie de ses textes. Le plus connu de ces auteurs, August Derleth, fonda, en 1939, une maison d’édition du nom d’Arkham House afin de publier les oeuvres de Lovecraft et d’autres textes en rapport avec cet univers. À cette occasion, il modifia quelque peu l’orientation mythique en introduisant une dimension manichéenne originellement absente. Il est possible qu’en faisant ainsi pencher les Grands Anciens du côté de la plus classique démonologie judéo-chrétienne, Derleth ait proportionnellement attiré l’attention des férus de magie noire et conféré une aura de crédibilité supplémentaire au Nécronomicon [5].
Contre Preuves
« Si la légende du Necronomicon continue à grandir, les gens vont finir par croire qu’il existe vraiment » – H.P. Lovecraft
Tout en cultivant les indices de réalisme dans ses récits, Lovecraft insista toute sa vie sur le caractère fictif de l’ouvrage, répondant méthodiquement aux lettres de fans et à ses amis qui ne cessaient de l’interroger sur l’existence du grimoire :
« Concernant ces livres « interdits et terrifiants », je dois admettre que la plupart sont purement imaginaires. Il n’y a jamais eu d’Abdul Alhazred ni de Necronomicon, car j’en ai moi-même inventé les noms. Robert Bloch conçut l’idée de Ludvig Prinn et de son De Vermis Mysteriis, tandis que le Livre d’Eibon est une invention de Clark Ashton Smith. Le regretté Robert E. Howard est à l’origine du personnage de Friedrich von Junzt et de son Unaussprechlichen Kulten…. » [6].
On sait par ailleurs qu’Abdul Alhazred est le surnom qu’un ami de la famille avait inventé pour Lovecraft en déformant le nom d’une branche de sa famille, les Hazzard. Plus tard, Lovecraft signa de ce pseudonyme certaines de ses lettres, avant de l’utiliser dans ses fictions :
« Le surnom Abdul Alhazred est celui qu’un adulte (je ne me souviens pas qui) a inventé pour moi lorsque j’avais 5 ans et que je rêvais d’être un Arabe après la lecture des Mille et une Nuits. Des années plus tard, j’ai songé qu’il serait amusant de l’utiliser comme nom d’auteur d’un livre interdit. Le terme de Necronomicon, quant à lui… m’est venu au cours d’un rêve » [7].
L’étymologie du nom « Abdul Alhazred » en fait par ailleurs un patronyme improbable, le prénom « Abdul » signifiant « adorateur » et le supposé nom de famille « Alhazred » faisant référence à un lieu de naissance, si l’on en croit Christophe Thill.
Quant au terme « Necronomicon », il n’est guère plus orthodoxe. Selon Lovecraft lui-même, il serait composé de nekros – νεκρός (mort) nomos – νόμος (loi ou règle) et eikon – εικών (image) et signifierait quelque chose comme « Tableau de la Loi des Morts ». D’autres variantes ont ultérieurement été proposées pour expliquer cette macédoine de grec, voilà par exemple, ce que livre une page interne de la version anglaise de Wikipedia :
Νεκρονόμικον – Nécronomicon
Necro-Nomicon – Le Livre de la loi des Morts (du grec « nomicon », livre de loi)
Necro-Nomo-icon – Le livre des Lois Mortes
Necr-Onom-icon – Le Livre des Noms morts (du grec « onoma », nom)
Necro-Nomo-Icon – Image de la Loi des Morts
Necrό-Nomo-Icon – Loi des Images Mortes.
L’étymologie d’« Al Azif », a contrario, semble correcte. Ainsi que Lovecraft l’écrit au tout début de son « Histoire du Nécronomicon », ce terme désigne « le bruit que les insectes font pendant la nuit et que l’on suppose être le hurlement des démons »
L’humour Bibliothécaire
Dès 1936, parut dans la presse une publicité proposant d’acheter le Nécronomicon pour 1,49 $ – une plaisanterie de Robert Bloch si l’on en croit H.P. Lovecraft. Une décennie plus tard, ce type de farces se multiplia. En juillet 1945, parut dans le Publisher’s Weekly une annonce dans laquelle la librairie new-yorkaise de Grove Street disait rechercher un Necronomicon, ainsi qu’un Mysteries of the Worm de Ludvig Prinn. Puis ce fut le tour d’un libraire, Philippe Duschnes, de le proposer à la vente, prenant soin d’ajouter « épuisé » dans son catalogue ; enfin, des bibliothécaires facétieux s’amusèrent à créer des fiches fictives répertoriant l’ouvrage dans leurs fonds. C’est par exemple le cas de la Bibliothèque Widener à Harvard dont les fiches suggéraient de « demander l’ouvrage à l’accueil ». Personne, cependant, n’avait encore eu l’idée d’éditer un livre et de le gratifier du titre de « Nécronomicon ».
Lisez-vous le Duraïque ?
C’est Owlswick Press qui ouvrit le bal en 1973, en mettant sur le marché une édition limitée à 348 exemplaires du premier « faux nécronomicon » de l’histoire. Le contenu de ce livre consiste en une vingtaine de pages rédigées dans un langage imaginaire : le duraïque (en anglais : « duraic »). Le texte en est par conséquent évidemment illisible, même si dans l’introduction, Sprague de Camp a la gentillesse de préciser que cette « langue » se lit de droite à gauche comme l’arabe ou l’hébreu.
L’ouvrage s’ouvre sur une préface de 7 pages, signée Lyon Sprague de Camp. On y apprend qu’un manuscrit intitulé « al-Azif » est arrivé entre les mains de l’auteur grâce à la corruption du Directeur des Antiquités d’un musée irakien. Après que trois étudiants soient morts de façon mystérieuse en essayant de déchiffrer le texte, son guide lui révèle que l’ouvrage est en fait le Nécronomicon, et que le haut gouvernement iraquien a l’intention de le faire sortir du pays pour répandre le mal en Occident (sic !). Malgré cette information, l’auteur décide de ramener le manuscrit avec lui en Amérique. Il s’applique néanmoins à avertir le lecteur : « les étudiants disparus ont probablement lu sans s’en rendre compte les passages à voix haute durant leurs tentatives de déchiffrement du texte, ce qui a invoqué les Grands Anciens. Il est donc fortement conseillé de ne pas marmonner en travaillant sur le manuscrit ».
Selon Sprague de Camp lui-même, l’ouvrage n’était une farce sans prétention pour laquelle l’éditeur George Scithers demanda à un artiste de remplir des pages entières d’une fausse écriture ressemblant à de l’arabe. Ce Nécronomicon, bien que n’ayant jamais eu le succès des faux ultérieurs, a connu quelques rééditions.
Abdul Alhazred, Al Azif : The Necronomicon. Philadelphia : Owlswick Press. 1973.
La vraie histoire des faux Nécronomicon, Melmothia, 2010.
(À suivre)
Notes :
[1] Il est cependant possible de faire remonter la genèse du fameux grimoire un an plus tôt ; dans le texte « La Cité sans Nom » Lovecraft, sans citer nommément l’ouvrage, évoque son auteur, Abdul Alhazred, pour lui attribuer les vers connus : « N’est pas mort ce qui dort éternellement. Dans d’étranges éons, même la mort peut mourir ». L’extrait original est : « Remote in the desert of Araby lies the nameless city […] It was of this place that Abdul Alhazred the mad poet dreamed of the night before he sang his unexplained couplet :
That is not dead which can eternal lie,
And with strange aeons death may die. » – « The Nameless City », H.P. Lovecraft, 1921.
Dans « Le Molosse », le Nécronomicon est cité en deux endroits du texte : « Immediately upon beholding this amulet we knew that we must possess it […] we recognized it as the thing hinted of in the forbidden Necronomicon of the mad Arab Abdul Alhazred » & « We read much in Alhazred’s Necronomicon about its properties, and about the relation of ghosts’ souls to the objects it symbolized ; and were disturbed by what we read » – « The Hound », H.P. Lovecraft, 1922. Édité en 1924 dans le numéro de février de Weird Tales.
[2] Le texte est d’abord paru dans le recueil Night Ocean puis dans les Œuvres complètes vol. I, avec, à chaque fois, une erreur de datation, puisque ces éditions donnent 1936 comme année supposée d’écriture du texte – Voir l’article « Moi y’en a vouloir le Necronomicon », par Christophe Thill. Le texte original se trouve en ligne sur le site Wikisource.
[3] « Cthulhu », par Juliette Vion-Dury, in Dictionnaire des mythes du fantastique, Juliette Vion-Dury, Pierre Brunel, Presses Universitaires de Limoges, 2003.
[4] Cité par Jason Colavito dans « Inside the Necronomicon », 2002, sur le site Lost Civilizations Uncovered.
[5] C’est du moins la thèse que défend Jason Colavito dans son article « Inside the Necronomicon ».
[6] Lettre d’H.P. Lovecraft à Willis Conover du 29 juillet 1936. Extrait de « Quotes Regarding the Necronomicon from Lovecraft’s Letters », 2004, sur le site The H.P. Lovecraft Archives.
[7] Lettre d’H.P. Lovecraft à Harry O. Fischer, fin Février 1937. Extrait de « Quotes Regarding the Necronomicon from Lovecraft’s Letters », 2004, sur le site The H.P. Lovecraft Archives.
Sources & Bibliographie
The Necronomicon files : the truth behind Lovecraft’s legend, Daniel Harms, John Wisdom Gonce – 2003
« Quotes Regarding the Necronomicon from Lovecraft’s Letters », 2004, sur le site The H.P. Lovecraft Archives.
Le site The Necronomicon Files.
« Introduction au Necronomicon polonais », par Krzysztof Azarewicz et Dariusz Misiuna . Sur le site L’Oeil Du Sphinx.
« Moi y’en a vouloir le Necronomicon », par Christophe Thill. Sur le site L’Oeil Du Sphinx.
« Trois livres que je ne vous conseille pas », par Christophe Thill. Sur le site L’Oeil Du Sphinx.
« L’anti-FAQ du Necronomicon », Colin Low – Traduction : Peutch. Sur le site Howard Philips Lovecraft.
« Le Necronomicon selon… », Sur le site Howard Philips Lovecraft.
« Inside the Necronomicon », par Jason Colavito, 2002, sur le site Lost Civilizations Uncovered.
Illustration : Un Nécronomicon d’Halloween vendu sur The Haunter’s Depot. Site auquel j’ai également emprunté le .gif animé de fin d’article.